Par Charlie Perreau – JDN – 10/12/2018.
Bitcoin et consorts sont souvent associés à des activités
criminelles.
Mais qu'en est-il dans la réalité ? Eléments de réponse
avec des professionnels et institutionnels.
"Alerte sécurité sur le bitcoin." Voici l'un
des principaux messages passés par le directeur général de Tracfin (Traitement
du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) lors de
la remise de son rapport annuel.
Il faut dire qu'un chapitre entier est dédié aux
crypto-actifs, "porteurs de risques de blanchiment de capitaux et de
financement du terrorisme avérés (BC/FT)".
L'an dernier, les déclarations de soupçons liées à
l'usage des crypto-actifs ont augmenté de 44% par rapport à 2016. Et "le
premier semestre de l'année 2018 tend vers un doublement de ce volume",
indique le rapport.
Pour l'heure, les crypto sont cependant une goutte d'eau
dans l'océan du BC/FT. Sur les 68 661 déclarations de soupçons reçues par
Tracfin en 2017, 250 concernent directement les crypto-actifs, soit 0,4% du
total.
"Le nombre de déclarations de soupçons provenant des
plateformes (d'échange de crypto, ndlr) assujetties est plutôt stable vers le
bas.
Elles ne représentent qu'une dizaine de déclarations de
soupçons.
Ce sont les établissements financiers qui nous adressent
l'essentiel de ces 250 déclarations", précise le patron de Tracfin.
Les montants concernés ne sont pas communiqués mais
l'ex-patron de l'agence européenne de police criminelle Europol avait indiqué
en début d'année que 3,4 à 4,5 milliards d'euros d'origine criminelle seraient
blanchis chaque année grâce aux crypto-monnaies.
Cette somme représenterait 3 à 4% des 112 milliards
d'euros blanchis chaque année en Europe.
Peu de cas de gros blanchiment
Chez Coinhouse, principal courtier en crypto-monnaies en
France, plusieurs cas de blanchiment et une cinquantaine de tentatives de
blanchiment ont été recensés ces 18 derniers mois.
Une minorité puisque la société compte près de 500 000
adresses blockchain (ce qui permet d'envoyer et recevoir un paiement), dont 350
000 adresses bitcoin.
"Un banquier suisse nous a par exemple appelé pour
un client qui voulait acheter des crypto pour 200 000 euros en liquide",
raconte Nicolas Louvet, CEO de Coinhouse. "Nous n'avons pas donné
suite."
Pour les grosses transactions, Coinhouse a mis en place
un processus de vérification manuel réalisé par un membre de son équipe de
gestion de risques et opportunités, alors qu'il est automatisé pour les petites
opérations.
"Si une personne veut faire un virement d'un million
d'euros pour acheter des bitcoins, notre processus va sonner et on va vérifier
d'où vient l'argent.
Si tout est bon, on passe la transaction", explique
Nicolas Louvet.
"Il peut y avoir des petits blanchiments avec les
crypto mais pour des gros montants c'est dur à imaginer", commente Thierry
Pezennec, commandant de police à l'Office central pour la répression de la
grande délinquance financière (OCRGDF).
Pour lui, les gros dossiers concernant le blanchiment via
les cryptos sont donc "à la marge", ce qui s'explique facilement :
"les cryptos sont tellement volatiles, la perte peut
être importante pour les blanchisseurs.
Ensuite, le premier poste de blanchiment en France est le
trafic de stupéfiants.
Rien que le trafic de cannabis en France s'élève à 3,5
milliards d'euros par an.
Or les trafiquants ne paient pas et ne se rémunèrent pas
en bitcoin.
Même s'ils souhaitaient convertir leurs espèces en
bitcoin, il faudrait trouver un bureau qui accepte autant de cash, ce qui n'est
pas imaginable en France".
Il ne faut également pas oublier que les transactions en
bitcoin sont traçables puisque tout est public sur la blockchain.
"Il peut y avoir des petits blanchiments avec les
crypto mais pour des gros montants c'est dur à imaginer"
Coinhouse a supprimé les paiements en cash dans sa
boutique physique et il n'est par ailleurs pas possible d'acheter pour plus de
10 000 euros de crypto-monnaies sur le site.
"Pour tout client, on vérifie s'ils sont inscrits
sur des listes particulières.
Nous avons un outil pour relever des identités avec le
nom de la personne, la date de naissance, la nationalité, si elle a déjà été
sanctionnée…
Nous avons détecté quelques personnes de cette
façon", confie Nicolas Louvet.
Coinhouse, qui a choisi de s'auto-réguler, n'est pas un
cas isolé.
La plupart des grands exchanges renforcent leurs
politiques d'identification client et améliorent leurs pratiques pour lutter
contre le blanchiment d'argent.
Le numéro un mondial Binance a annoncé il y a quelques
semaines un partenariat avec Chainalysis, un éditeur de logiciels qui
commercialise une solution permettant de détecter les transactions liées à des
activités suspectes et de se conformer aux réglementations KYC (know your
customer, le processus d'identification d'un client) et AML (Anti-money
laundering, antiblanchiment).
Même raisonnement du côté des plateformes américaines
comme Coinbase ou Poloniex (propriété de Circle) qui cherchent à être des
brokers, donc des acteurs régulés.
En revanche, les exchanges décentralisés (où les crypto
s'échangent de pair à pair) ne sont pas très à cheval sur le KYC.
Mais les volumes de ces plateformes sont encore très
confidentiels (quelques millions de dollars par jour) comparés au top 10 des
exchanges centralisés dont les volumes quotidiens excèdent les quatre milliards
de dollars.
Un mauvais support pour le terrorisme
Même son de cloche pour le financement du terrorisme :
les crypto ne sont pas un bon support.
"Nous n'avons jamais eu de cas avéré de financement
du terrorisme avec des crypto", révèle Thierry Pezennec.
Mais cela ne signifie pas qu'il n'y en a jamais eu en
France.
D'autres organes de l'Etat travaillent sur ces sujets
comme certains services de la gendarmerie et de la police judiciaire.
A l'étranger, en revanche, il y a eu plusieurs cas. Fin
novembre, le département américain de la Justice a révélé qu'une femme avait
fourni un soutien matériel à l'Etat islamique en utilisant des bitcoins.
Sauf que la star des crypto-monnaies n'est pas le seul
support dans cette affaire.
En effet, la femme en question a d'abord contracté des
prêts auprès de plusieurs institutions financières puis a acheté pour 62 000
dollars de bitcoins via plusieurs cartes de crédit avant de les convertir en
dollars et les envoyer à l'étranger par virement bancaire.
C'est donc la combinaison d'une fraude à la carte
bancaire, du bitcoin et un virement classique qui a permis l'opération.
"Le financement du terrorisme peut être réalisé avec
des cryptos mais aussi avec les billets et du troc - échange d'informations et
de services-", rappelle Jean-Michel Mis, député LREM et co-rapporteur de
la mission d'information sur la blockchain à l'Assemblée nationale.
"Il ne faut pas confondre outils et usages. Tous les
outils peuvent être détournés de leur objet. Les cryptos comme les billets de
banque", insiste-t-il.
La part des transactions de
bitcoin envoyées sur le darknet est passée de 30% à 1% entre 2012 et 2017. ©
Chainalysis
"Concernant le financement du terrorisme, le
problème est surtout le dark web. On peut acheter une arme en payant en crypto
mais aussi en euros", ajoute Nicolas Louvet.
D'après Chainalysis et le site blockchain.info, en 2017,
1% des transactions en bitcoin provenaient du dark web (soit 2 500 transactions
par jour), contre 30% en 2012 (soit 9 000 par jour).
Ce chiffre est tout de même à relativiser puisqu'il
existe plus de 1 500 crypto-monnaies aujourd'hui dont certaines sont anonymes
(contrairement à bitcoin qui est pseudonyme) telles que Zcash et Monero.
Cette dernière permet notamment de dissimuler le montant
des transactions entre les différentes parties.
Un support bien plus adapté pour financer une
organisation terroriste et le blanchiment d'argent…
Escroqueries pas propres aux crypto
… mais moins pour la fraude ou les escroqueries en tout
genre.
Là, le bitcoin est le plus "efficace".
"La nouveauté 2017-2018 est l'escroquerie sur le
bitcoin mais pas avec le bitcoin", a martelé Bruno Dalles, le patron de
Tracfin.
"On vous propose, parfois avec des démarchages
agressifs, de placer votre argent sur du bitcoin et celui qui fait ça prendra
l'argent mais n'achètera jamais de bitcoin.
Il détourne les fonds.
On est dans un mécanisme d'escroquerie classique",
a-t-il expliqué.
"Ce sont des groupes de criminels qui surfent sur
l'actualité.
On a affaire aux mêmes groupes qui faisaient des
escroqueries sur le diamant, le forex…", confirme le commandant de police.
"Les escroqueries reposent toujours sur le même
moteur : l'appât du gain.
La crypto est un véhicule comme un autre, sauf que c'est
un véhicule récent.
Ce qui se passe avec les crypto se passe aussi pour tout
achat en ligne.
Des personnes créent de faux sites ou répliquent des
sites quasi à l'identique", renchérit Jean-Michel Mis.
"Concernant les escroqueries, la crypto est un
véhicule comme un autre, sauf que c'est un véhicule récent"
Depuis le début de l'année, l'Autorité des marchés
financiers (AMF) a recensé plus de 700 épargnants français victimes d'escroquerie
en ligne de vente de faux bitcoins, avec une perte déclarée s'élevant à 31
millions d'euros.
Ce chiffre peut être sous-estimé étant donné que toutes
les personnes ne portent pas plainte.
Chez Coinhouse, les escroqueries sont effectivement plus
courantes que les cas de blanchiment et de financement de terrorisme.
"Nous avons principalement de la fraude et des
petites malversations de type abus de biens sociaux", indique Nicolas
Louvet, qui pointe aussi le risque de cartes volées pour acquérir frauduleusement
des crypto.
"Ce ne sont jamais des gros montants mais nous
faisons beaucoup attention aux petites transactions.
Quand vous avez 45 000 clients actifs sur la plateforme,
c'est dur de tout savoir. Nous avons des algorithmes pour les détecter",
précise Nicolas Louvet.
Il existe aussi des escroqueries à plus grande échelle en
France.
"Nous avons eu quelques cas à plusieurs millions
d'euros.
Ce sont souvent des rip-dealers, des ressortissants de
l'ex-Yougoslavie, qui cherchent des personnes ayant déjà acheté des crypto.
Ils leur proposent de racheter en cash leur portefeuille
à 10-15% au-dessus du marché.
Sauf que vous avez une partie en vrais billets et l'autre
en faux", révèle Thierry Pezennec.
Encore une fois, les crypto-monnaies ne sont jamais
utilisées.
Et comme a lâché le directeur général de Tracfin en fin
de conférence de presse : "Attention au bitcoin et attention à tout
finalement."
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