Biographie détaillée de Paul Gauguin- (1848 - 1903)
M. Paul. Gauguin est né de parents, sinon très riches, du
moins qui connurent l'aisance et la douceur de vivre.
Son père
collaborait au National, d'Armand Marrast, avec Thiers et Degouve-Denuncques.
Il mourut en mer, en 1852, au cours d'un voyage au Pérou,
qui fut, je crois bien, un exil.
Il a laissé le souvenir d'une âme forte et d'une
intelligence haute.
Sa mère, née au Pérou, était la fille de Flora Tristan,
de cette belle, ardente, énergique Flora Tristan, auteur de beaucoup de livres
de socialisme et d'art, et qui prit une part si active dans le mouvement des
phalanstériens.
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Je sais d'elle un livre:
Promenades dans
Londres, où se trouvent d'admirables, de généreux élans de pitié. Paul Gauguin eut
donc, dès le berceau, l'exemple de ces deux forces morales où se forment et se
trempent les esprits supérieurs: la lutte et le rêve. Très douce et choyée fut
son enfance.
Elle se développa, heureuse, dans cette atmosphère
familiale, tout imprégnée encore de l'influence spirituelle de l'homme
extraordinaire qui fut certainement le plus grand de ce siècle, du seul en qui,
depuis Jésus, s'est véritablement incarné le sens du divin: de Fourier.
 l'âge de seize ans, il s'engage comme matelot pour
cesser des études qui coûtaient trop à sa mère; car la fortune avait disparu
avec le père mort. Il voyage.
Il traverse des mers inconnues, va sous des soleils
nouveaux, entrevoit des races primitives et de prodigieuses flores.
Et il ne pense pas. Il ne pense à rien, du moins, il le
croit, il ne pense à rien qu'à son dur métier auquel il consacre toute son
activité de jeune homme bien portant et fortement musclé. Pourtant, dans le
silence des nuits de quart, inconsciemment, il prend le goût du rêve et de
l'infini, et, quelque fois, aux heures de repos, il dessine, mais sans but
aucun et comme pour "tuer le temps".
Sensations courtes, d'ailleurs, et qui n'ont que de
faibles répercussions dans son être cérébral; brèves échappées sur les
lumineux, sur les mystérieux horizons du monde intérieur, tout de suite
refermés.
Il n'a point encore reçu choc; il n'a point encore senti
naître la passion de l'art qui va s'emparer de lui et l'étreindre tout entier,
âme et chair, jusqu'à la souffrance, jusqu'à la torture. Il n'a, point
conscience des impressions énormes, puissantes, variées qui, par un phénomène
de perception insensible et latente, entrent, s'accumulent, pénètrent, à son
insu, dans son cerveau, si profondément que, plus tard, rentré dans la vie
normale, lui viendra l'obsédante nostalgie de ces soleils, de ces races, de ces
flores, de cet océan Pacifique, où il s'étonnera de retrouver comme le berceau
de sa race à lui, et qui semble l'avoir bercé, dans les autrefois, de chansons
maternelles déjà entendues.
Le voilà revenu à Paris, son temps de service fini. Il a
des charges; il faut qu'il vive et fasse vivre les siens. Paul Gauguin entre
dans les affaires. Pour l'observateur superficiel, ce ne sera pas une des
moindres bizarreries de cette existence imprévue , que le passage à la Bourse
de ce suprême artiste, comme teneur de carnet chez un coulissier.
Loin d'étouffer en lui le rêve qui commence, la Bourse le
développe, lui donne une forme et une direction.
C'est que, chez les natures hautaines, et pour qui sait
la regarder, la Bourse est puissamment évocatrice de mystère humain. Un grand
et tragique symbole gît en elle.
Au-dessus de cette mêlée furieuse, de ce fracas de
passions hurlantes, de ces gestes tordus, de ces effarantes ombres, on dirait
que plane et survit l'effroi d'un culte maudit.
Je ne serais pas étonné que M. Gauguin, par un naturel
contraste, par un esprit de révolte nécessaire, ait gagné là le douloureux
amour de Jésus, amour qui, plus tard, lui inspirera ses plus belles
conceptions.
En attendant, se lève en lui un être nouveau.
La révélation en est presque soudaine.
Toutes les circonstances de sa naissance, de ses voyages,
de ses souvenirs, de sa vie actuelle, amalgamées et fondues l'une, dans
l'autre, déterminent une explosion de ses facultés artistes, d'autant plus
forte qu'elle a été plus retardée et lente à se produire.
La passion l'envahit, s'accroît, le dévore.
Tout le temps que lui laissent libre ses travaux
professionnels, il l'emploie à peindre. Il peint avec rage. L'art devient sa
préoccupation unique.
Il s'attarde au Louvre, consulte les maîtres
contemporains. Son instinct le mène aux artistes métaphysiques, aux grands
dompteurs de la ligne, aux grands synthétistes de la forme.
Il se passionne pour Puvis de Chavannes, Degas, Manet,
Monet, Cézanne, les Japonais, connus à cette époque de quelques privilégiés
seulement.
Chose curieuse et qui s'explique par un emballement de
jeunesse, et, mieux, par l'inexpérience d'un métier qui le rend mal habile à
l'expression rêvée, en dépit de ses admirations intellectuelles, de ses
prédilections esthétiques, ses premiers essais sont naturalistes.
Il s'efforce de s'affranchir de cette tare, car il sent
vivement que le naturalisme est la suppression de l'art, comme il est la
négation de la poésie, que la source de toute émotion, de toute beauté, de
toute vie, n'est pas à la surface des êtres et des choses, et qu'elle réside
dans les profondeurs où n'atteint plus le crochet des nocturnes chiffonniers.
Mais comment faire? Comment se recueillir?
Il est, à chaque minute, arrêté dans ses élans. La Bourse
est là qui le réclame.
On ne peut suivre, en même temps, un rêve et le cours de
la rente, s'émerveiller à d'idéales visions, pour retomber aussitôt, de toute
la hauteur d'un ciel, dans l'enfer des liquidations de quinzaine et des
reports.
M. Gauguin n'hésite plus. Il abandonne la Bourse, qui lui
faisait facile la vie matérielle, et il se consacre tout entier à la peinture,
malgré la menace des lendemains pénibles et les incertitudes probables des
lendemains. Années de luttes sans merci, d'efforts terribles, de désespérances
et d'ivresses, tour à tour.
De cette période difficile où l'artiste se cherche, date
une série de paysages qui furent exposés, je crois, rue Laffitte, chez les
Impressionnistes.
Déjà s'affirme, malgré des réminiscences inévitables, un
talent de peintre supérieur, talent vigoureux, volontaire, presque farouche, et
charmant avec cela, et sensitif, parce qu'il est très compréhensif de la
lumière et de l'idéal qu'elle donne aux objets.
Déjà ses toiles, trop pleines de détails encore,
montrent, dans leur ordonnance, un goût décoratif tout particulier, goût que
Paul Gauguin a, depuis, poussé jusqu'à la perfection dans ses tableaux récents,
ses poteries d'un style si étrange, et ses bois-sculptés d'un art si
frissonnant.
En dépit de son apparente robustesse morale, Paul Gauguin
est une nature inquiète, tourmentée d'infini. Jamais satisfait de ce qu'il a
réalisé, il va, cherchant, toujours, un au-delà. Il sent qu'il n'a pas donné de
lui ce qu'il en peut donner.
Des choses confuses s'agitent en son âme; des aspirations
vagues et puissantes tendent son esprit vers des voies plus abstraites, des
formes d'expression plus hermétiques.
Et sa pensée se reporte aux pays de lumière et de mystère
qu'il a jadis traversés.
Il lui semble qu'il y a là, endormis, inviolés, des
éléments d'art nouveaux et conformes à son rêve.
Puis, c'est la solitude, dont il a tant besoin; c'est la
paix, et c'est le silence, où il s'écoutera mieux, où il se sentira vivre
davantage. Il part pour la Martinique.
Il y reste deux ans, ramené par la maladie: une fièvre
jaune dont il a failli mourir et dont il est des mois et des mois à guérir.
Mais il rapporte une suite d'éblouissantes et sévères
toiles où il a conquis, enfin, toute sa personnalité, et qui marquent un
progrès énorme, un acheminement rapide vers l'art espéré.
Les formes ne s'y montrent plus seulement dans leur
extérieure apparence; elles révèlent l'état d'esprit de celui qui les a
comprises et exprimées ainsi. Il y a, dans ces sous-bois aux végétations, aux
flores monstrueuses, aux figures hiératiques, aux formidables coulées de
soleil, un mystère presque religieux, une abondance sacrée d'Eden. Et le dessin
s'est assoupli, amplifié; il ne dit plus que les choses essentielles, la
pensée. Le rêve le conduit dans la majesté des contours, à la synthèse
spirituelle, à l'expression éloquente et profonde. Désormais, Paul Gauguin est
maître de lui.
Sa main est devenue l'esclave, l'instrument docile et fidèle
de son cerveau. Il va pouvoir réaliser l'œuvre tant cherchée.
Œuvre étrangement cérébrale, passionnante, inégale
encore, mais jusque dans ses inégalités poignante et superbe œuvre douloureuse,
car pour la comprendre, pour en ressentir le choc, il faut avoir soi-même connu
la douleur et l'ironie de la douleur, qui est le seuil du mystère. Parfois elle
s'élève jusqu'à la hauteur d'un mystique acte de foi; parfois elle s'effare et
grimace dans les ténèbres affolantes du doute. Et toujours émane d'elle l'amer
et violent arôme des poisons de la chair.
Il y a dans cette œuvre un mélange inquiétant et
savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue,
d'imagerie gothique, de symbolisme obscur, et subtil; il y a des réalités âpres
et des vols éperdus de poésie, par où Paul Gauguin crée un art absolument
personnel et tout nouveau; art de peintre et de poète, d'apôtre et de démon, et
qui angoisse.
Dans la campagne toute jaune, d'un jaune agonisant, en
haut du coteau breton qu'une fin d'automne tristement jaunit, en plein ciel, un
calvaire s'élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend
dans l'air ses bras gauchis.
Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé
dans un tronc d'arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est
peinturluré de jaune.
Au pied du calvaire des paysannes se sont agenouillées.
Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là
parce que c'est la coutume de venir là, un jour de Pardon.
Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières.
Elles n'ont pas une pensée, pas un regard pour l'image de Celui qui mourut de
les aimer.
Déjà enjambant des haies, et fuyant sous les pommiers
rouges, d'autres paysannes se hâtent vers leur bauge, heureuses d'avoir fini
leurs dévotions. Et la mélancolie de ce Christ de bois est indicible. Sa tête a
d'affreuses tristesses; sa chair maigre a comme des regrets de 1a torture
ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable
et qui ne comprend pas: "Et pourtant, si mon martyre avait été
inutile?"
Telle est l'œuvre qui commence la série des toiles
symboliques de Paul Gauguin. Je ne puis malheureusement pas m'étendre davantage
sur cet art qui me plairait tant à étudier dans ses différentes expressions: la
sculpture, la céramique, la peinture. Mais j'espère que cette brève description
suffira à révéler l'état d'esprit si spécial de cet artiste, aux hautes visées,
aux nobles vouloirs.
Il semble que Paul Gauguin, parvenu à cette hauteur de
pensée, à cette largeur de style, devrait acquérir une sérénité, une
tranquillité d'esprit, du repos. Mais non. Le rêve ne se repose jamais dans cet
ardent cerveau; il grandit et s'exalte à mesure qu'il se formule davantage. Et
voilà que la nostalgie lui revient de ces pays où s'égrenèrent ses premiers
songes.
Il voudrait revivre, solitaire, quelques années, parmi
les choses qu'il a laissées de lui, là-bas. Ici, peu de tortures lui furent
épargnées, et les grands chagrins l'ont accablé. Il a perdu un ami tendrement
aimé, tendrement admiré, ce pauvre Vincent Van Gogh, un des plus magnifiques
tempéraments de peintre, une des plus belles âmes d'artiste en qui se confia
notre espoir.
Et puis la vie a des exigences implacables.
Le même besoin de silence, de recueillement, de solitude
absolue, qui l'avait poussé à la Martinique, le pousse, cette fois, plus loin
encore, à Tahiti où la nature s'adapte mieux à son rêve, où il espère que
l'Océan Pacifique aura pour lui des caresses plus tendres, un vieil et sûr amour
d'ancêtre retrouvé.
Où qu'il aille, Paul Gauguin peut être assuré que notre
piété l'accompagnera.
Texte paru originalement dans l'Écho de Paris, le 31 mars
1891. Repris dans Des artistes, recueil de textes d'Octave Mirbeau, Flammarion,
1922-1924, Paris, tome I, pages 122 et suiv.
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