Romain Ducoulombier – extrait de Dans Après-demain 2015/4
(N ° 36, NF), pages 7 à 9
Les termes de « stalinisme » et de « stalinien » ont été
appliqués à des réalités multiples dont le point commun est d’avoir dépendu à
divers degrés du pouvoir de Staline installé en URSS du milieu des années 1920
à sa mort le 5 mars 1953.
Staline à la conférence de Téhéran (1943). U.S. Signal
Corps photo
L’URSS, bien entendu, a été stalinienne, avant
d’expérimenter la « déstalinisation » inaugurée par Khrouchtchev en 1956. Les
partis communistes (en Occident et ailleurs), les intellectuels qui ont été
proches d’eux, les démocraties populaires après la Libération participent aussi
à l’histoire du stalinisme.
Ioseb Djougachvili, à 15 ans.
Il y a certainement une idéologie stalinienne, distincte
du léninisme, du trotskisme, du maoïsme… et de toutes les variantes des doctrines
inspirées par la théorie et la pratique du pouvoir révolutionnaire par Lénine
après 1917.
Le stalinisme est
donc une réalité massive dont les limites sont difficiles à établir, mais où la
violence occupe à l’évidence une place centrale.
Staline (au centre) lors du VIIIe congrès du Parti
communiste, mars 1919.
Photo Viktor Karlovich Bulla
Idéologie et
modernité
2 - En URSS,
Staline s’est toujours refusé à utiliser officiellement le mot de « stalinisme
» pour désigner l’idéologie de son régime : il s’est au contraire présenté
comme un marxiste-léniniste orthodoxe, le meilleur élève de Lénine, qu’il a fait
embaumer à sa mort en 1924.
Portrait de Lénine, réalisé en 1919 par Isaak Brodsky.
Cette filiation lui a permis d’asseoir sa légitimité en
tant que « guide » de l’URSS et du mouvement communiste international au prix
de la persécution de toute forme de dissidence idéologique.
Au milieu des années 1920, les polémiques font rage pour
déterminer la « voie » que l’URSS doit prendre :
Staline prône le « socialisme dans un seul pays »
construit au moyen d’une « révolution par le haut ».
Ribbentrop et Staline lors de la signature du pacte de
non-agression.
Bundesarchiv, Bild
Mais le stalinisme hérite aussi de certaines des
caractéristiques de Lénine et du bolchevisme de la guerre civile, comme
l’interprétation de l’histoire en termes de lutte des classes, la légitimité
indiscutable de la « dictature du prolétariat » ou la primauté absolue du Parti
(au sein duquel les fractions sont interdites).
Позвольте нам бороться за мир - Wir kämpfen für den
Frieden - Nous luttons pour la paix - fresque sur toile (6 × 3 m, 1951)
illustrant le culte de la personnalité de Staline dans l'ensemble du bloc de
l'Est.
Spiridon Ion Cepleanu — Travail personnel (dessin
d'après des photos de calicots disparus dans le style du "Réalisme
socialiste soviétique", pour illustrer cet article)
Le stalinisme
ressemble donc davantage à une adaptation idéologique du léninisme au programme
de transformation sociale et industrielle de l’URSS qu’à une doctrine nouvelle
et autonome.
3 - Le « Grand
Tournant » lancé par Staline en novembre 1929 inflige une série de chocs
politiques et sociaux sans précédent à une société soviétique encore marquée
par la Grande Guerre et la guerre civile.
Les trois Grands Winston Churchill, Roosevelt et
Staline à la conférence de Yalta.
Le stalinisme se
présente en effet comme un modèle de développement.
Il repose sur la
primauté de l’industrie lourde, la planification et la centralisation du
commandement économique, la nationalisation de l’appareil de production et
l’extension de la « propriété socialiste », enfin la collectivisation de
l’agriculture comme instrument de souveraineté alimentaire.
Il vise à faire de l’URSS une grande puissance grâce à la
construction d’un imposant complexe militaro-industriel.
La Grande Dépression puis la victoire sur le nazisme ont
alimenté le mythe de sa supériorité, qui est l’une des obsessions de la
propagande stalinienne.
Le quotidien est lui aussi l’objet d’un investissement
important du pouvoir, résumé dans la notion de kul’turnost’. Elle désigne un
ensemble de valeurs et de savoir-vivre « à la soviétique », fortement teinté
d’hygiénisme et orienté vers le « progrès », qui permettrait de sortir l’URSS
de son « arriération asiatique » supposée.
En réalité, ce
système industriel centralisé engendre une économie de pénurie dont les traits
sont bien connus : files d’attente, marché noir, « système D », nomenklatura
privilégiée, etc.
À l’opposé de ses
ambitions prométhéennes, le stalinisme est cet habitat terne et triste de
l’homo sovieticus réel que les successeurs de Staline n’ont pas réussi à
réformer.
Violence et
terreur
4 - L’expérimentation
de ce modèle sur la société soviétique révèle un caractère fondamental du
stalinisme : celui-ci conçoit le social comme un champ d’expérimentation livré
à ses projets radicaux de réarrangement impulsé par le « centre ».
Dans cette perspective, le Parti devient la force majeure
du changement, face à une société et à des individus rétifs à ce remodelage
contraint.
La « fabrique de l’ennemi » fonctionne dès lors à plein
régime : du fait de son origine révolutionnaire, le pouvoir soviétique
pourchasse les ennemis « du passé » ; son obsession de la production
s’accompagne de la criminalisation systématique des « atteintes à la propriété
socialiste » et des comportements déviants au travail ; en opposant
abstraitement le producteur au propriétaire, il érige le paysan en ennemi.
L’exportation ultérieure du modèle stalinien dans
d’autres aires culturelles – en Asie, en Amérique latine – a provoqué les mêmes
effets : de la Chine à Cuba en passant par la Corée du Nord ou le Vietnam,
l’universalité de sa dimension répressive est un trait particulièrement étonnant
de l’histoire globale de sa diffusion.
5 - La
violence stalinienne puise également ses causes dans le système de pouvoir
constitué autour de Staline.
Le pouvoir
stalinien est une « dictature dans la dictature », selon l’expression de
l’historien américain Stephen Kotkin : installé au cœur du régime bolchevique
mis en place pendant l’expérience fondatrice de la guerre civile, Staline
concentre progressivement tout le pouvoir entre ses mains et celles d’un petit
cercle informel de staliniens.
Son bureau du Kremlin devient le véritable centre du
pouvoir tandis que les réunions des instances nominales de direction (Bureau
politique, congrès internationaux du Komintern) s’espacent ou cessent.
Une simple lettre
manuscrite de Staline peut prendre valeur de décret.
Celui-ci participe
personnellement à l’élaboration de l’appareil répressif de l’État soviétique et
à la destruction des solidarités qui ne trouvent pas pour origine sa personne
ou la politique qu’il met en œuvre.
Cette politique répressive culmine avec la Grande Terreur
qui aboutit en seize mois (août 1937-novembre 1938) à un million et demi
d’arrestations et plus de 680 000 exécutions.
Les célèbres procès de Moscou (1936-1938), qui ont tant
intrigué les opinions publiques occidentales en raison des aveux de figures
majeures du bolchevisme qui y sont condamnées à mort, ne sont à cet égard qu’un
« événement-écran » (Nicolas Werth) dressé devant les répressions secrètes de
masse des années 1930. Mise en œuvre par le NKVD - Acronyme russe du
Commissariat du peuple aux Affaires…, la Grande Terreur démontre la place
centrale prise par la police politique dans le système stalinien.
6 - Cet immense
crime d’État n’est pas le seul épisode répressif de masse de l’histoire du
stalinisme, mais ses logiques en révèlent bien le fonctionnement.
Ordonné par une série d’ordres opérationnels et secrets
venue du « centre », il s’emballe localement en raison de la logique des quotas
qui le régit : le zèle des organes répressifs entraîne des « dépassements » qui
se traduisent, sur le terrain, par un arbitraire complet dans la désignation
des « catégories » d’ennemis à déporter ou fusiller.
À cette logique quasi-comptable, s’ajoute également
l’expérience répressive cumulée par le système. La famine en Ukraine en
1932-1933, utilisée par Staline pour briser la résistance des « koulaks - Ce
terme désigne les « paysans riches », mais les critères qui… » à la
collectivisation, a été un seuil déterminant dans la pratique de la violence de
masse.
La Grande Terreur frappe massivement divers groupes
nationaux (Polonais, Allemands, etc.) perçus comme dangereux dans l’éventualité
d’un conflit avec l’URSS.
Enfin, la guerre d’Espagne nourrit la crainte de «
cinquièmes colonnes » et la peur obsidionale du « trotskisme ». Réfugié au Mexique,
Léon Trotski est assassiné sur ordre de Staline en février 1940.
7 - La
dimension nationale de la Grande Terreur révèle un dernier trait du stalinisme
: sa construction comme un État fermé, contrôlant étroitement la mobilité des
individus dans et hors d’URSS.
Un système de passeports intérieurs est mis en place, la
« liberté des voyages » restreinte, l’accueil des visiteurs étrangers
strictement encadré.
La censure est aggravée par l’étatisation de tous les
médias et de l’industrie du livre.
Cette enclosure du
territoire sous domination soviétique s’accompagne du déni de l’existence des
camps, dont le système, connu sous le nom de l’acronyme russe de Goulag, est un
véritable « État dans l’État » stalinien : vingt millions de prisonniers y
passent jusqu’à son démantèlement partiel après 1953.
Cette fermeture nourrit enfin la peur du complot « de
l’étranger » et justifie l’extension indéfinie des compétences de la police
secrète.
Mémoire et
histoire
8 - Le stalinisme
n’est pas seulement un phénomène soviétique.
Ses pratiques et ses mots d’ordre se sont diffusés
au-delà des frontières de l’URSS.
Les partis communistes occidentaux ont eu ainsi leur
période stalinienne.
Outre la pratique du secret et des purges régulières
(comme dans le PCF en 1931) ou la soumission du syndical au politique, qui est
un héritage de l’époque de Lénine, le stalinisme s’y reconnaît surtout à la
primauté absolue du Parti, à la défense de l’URSS « patrie du socialisme » et à
l’importance cruciale accordée à la « question des cadres ».
Pour s’assurer de
la conformité idéologique de ces permanents rémunérés, les partis stalinisés
s’appuient sur un appareil de formation et de contrôle qui met l’accent sur la
discipline volontaire et les techniques de formation de soi, comme
l’autocritique ou l’autobiographie – une opération par laquelle un militant «
se raconte » par écrit au Parti.
Pour le PCF, la période stalinienne, d’une grande
rigidité idéologique, est aussi marquée par ses plus grands succès historiques,
pendant le Front populaire ou à la Libération.
Le culte qui
entoure Staline, codifié avec soin, s’y est donc manifesté avec une intensité
particulière… jusqu’au choc de la déstalinisation en 1956.
« On sourira de
nous pour notre dévouement », devait ainsi écrire le communiste Louis Aragon
dans un poème du Roman inachevé en 1956.
9 - Avec le
temps, le stalinisme a aussi fini par désigner la rigidité intellectuelle,
l’arbitraire et l’absence de liberté, surtout en matière d’expression.
Mais ce passage dans le langage courant en a simplifié le
sens à l’extrême, et le stalinisme y a perdu le sombre attrait qui fut le sien
au XXe siècle.
Notes
[1]
Acronyme russe du Commissariat du peuple aux Affaires
intérieures. Dirigé par G. Iagoda, N. Ejov puis L. Beria, il absorbe la police
politique lors de sa création en 1934.
[2]
Ce terme désigne les « paysans riches », mais les
critères qui définissent cette richesse sont très vagues.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2017
Agrégé et docteur en histoire. Enseignant, chercheur
associé au Centre Georges Chevrier de l’université de Bourgogne
…………………
Extrait de Wikipédia :
Joseph Staline,
né le 18 décembre 1878 à Gori (Empire russe, actuelle Géorgie) et mort le 5
mars 1953 à Moscou, est un révolutionnaire bolchevik et homme d'État soviétique
d'origine géorgienne.
Il dirige l'Union des républiques socialistes soviétiques
(URSS) à partir de la fin des années 1920 jusqu'à sa mort en établissant un
régime de dictature personnelle absolue.
Les historiens le jugent responsable, à des degrés
divers, de la mort de trois à plus de vingt millions de personnes.
Né Iossif Vissarionovitch
Djougachvili, surnommé Sosso (diminutif de Iossif ou de Iosseb) pendant son
enfance, il se fait ensuite appeler Koba (d'après un héros populaire géorgien)
par ses amis proches et dans ses premières années de militantisme clandestin au
sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), auquel il adhère en
1898.
Il utilise ensuite le pseudonyme de Staline,
formé sur le mot russe сталь (stal), qui signifie acier.
Acteur marginal de la révolution d’Octobre, il étend peu
à peu son influence politique pendant la guerre civile russe, tissant des liens
étroits avec la police politique, la Tcheka, et devenant, en 1922, secrétaire
général du Comité central du Parti communiste.
Après la mort de Lénine en 1924, il mène un jeu patient
d'intrigues souterraines et d'alliances successives avec les diverses factions
du Parti, et supplante un à un ses rivaux politiques, contraints à l’exil ou
évincés des instances dirigeantes.
S'appuyant sur la bureaucratisation croissante du régime
et la toute-puissance de l’appareil policier, la Guépéou puis le NKVD, il
impose progressivement un pouvoir personnel absolu et transforme l'URSS en un
État totalitaire.
Le culte de la personnalité construit autour de sa
personne, le secret systématiquement entretenu autour de ses faits et gestes,
le travestissement de la réalité par le recours incessant à la propagande, la
falsification du passé, la dénonciation délirante de complots, de saboteurs et
de traîtres, l’organisation de procès truqués, la liquidation physique
d’adversaires politiques ou de personnalités tombées en disgrâce sont des
caractéristiques permanentes de son régime.
Il procède à la nationalisation intégrale des terres,
décrétant la « liquidation des koulaks en tant que classe », et industrialise
l'Union soviétique à marche forcée par des plans quinquennaux ambitieux, au
prix d'un coût humain et social exorbitant.
Son long règne est
marqué par un régime de terreur et de délation paroxystiques et par la mise à
mort ou l'envoi aux camps de travail du Goulag de millions de personnes,
notamment au cours de la « collectivisation » des campagnes et des Grandes
Purges de 1937.
Il pratique aussi bien des déplacements de population
massifs, dont la déportation intégrale d'une quinzaine de minorités nationales,
que la sédentarisation forcée non moins désastreuse de nomades d'Asie centrale.
Il nie aussi l'existence des famines meurtrières de
1932-1933 (Holodomor) et de 1946-1947 après les avoir en partie provoquées par
une politique impitoyable de réquisitions forcées de produits agricoles dans
les campagnes.