Par Joseph Henrotin – 12/12/2018
« Tant que l’on
passe à côté de la nature politique du terrorisme, on ne pourra pas y répondre
efficacement »
Entretien avec le spécialiste de la défense Joseph
Henrotin sur la réponse que nos sociétés peuvent apporter au terrorisme.
Joseph Henrotin est chargé de recherche à l’Institut de
Stratégie Comparée et rédacteur en chef de Défense & Sécurité
Internationale.
Interview menée par Frédéric Mas.
Reuters - Vincent Kessler - 11/12/2018
Les explications ne manquent pas pour comprendre le
terrorisme.
Seulement, à écouter certains médias, les motivations
idéologiques des acteurs passent au second plan.
N’y a-t-il pas une tendance à vouloir dépolitiser et
décontextualiser le terrorisme ?
Le réduire à des actes isolés ou de déséquilibrés
n’est-il pas un moyen parmi tant d’autres de ne pas le comprendre pour ce qu’il
est ?
- Si des actes de déséquilibrés n’avaient pas été
interprétés comme terroristes il y a quelques années ils le sont maintenant du
fait du contexte, vous avez raison.
La dynamique propre de nos sociétés, comme d’une partie
des médias, tend à nous focaliser sur l’événement au détriment de ses
conditions de production.
Le résultat est évidemment que l’on passe à côté de la
complexité du phénomène ; et ce jusque dans la communication gouvernementale.
À de nombreuses reprises ces dernières années – toutes
tendances politiques confondues, donc – l’ennemi désigné est le terrorisme,
ciblant ainsi la forme plutôt que le fond.
Or, ce n’est qu’un mode d’action parmi d’autres.
Il y a, ici, le résultat d’un manque de culture sur les
questions stratégiques – ses raisons sont diverses, je n’approfondirai pas –
qui aboutit à faire du terrorisme un anathème, une sorte d’insulte.
Mais dans ce que l’on qualifie de guerre irrégulière, le
terrorisme n’est bien qu’un mode d’action parmi d’autres (essentiellement la
guérilla, l’insurrection et la guerre des partisans).
La leçon portée aussi bien par l’État Islamique que par
les Tigres Tamouls au Sri Lanka – qui ne sont absolument pas jihadistes et ont
pourtant eu, un temps, le taux de succès le plus important de leurs
attentats-suicides – est que dès qu’un groupe a les moyens de monter
militairement en gamme, il le fait.
Dès que l’EI a eu les moyens de disposer de blindés, il
les a utilisés ; dès que les Tigres Tamouls ont eu les moyens de se doter d’une
marine, ils l’on fait.
Et dès que ces groupes ont été militairement affaiblis,
ils sont repassés sur une logique de terrorisme.
On est, en fait, typiquement dans la recherche d’une
économie des forces, gage d’efficience.
Voilà pour la mécanique du terrorisme.
Ses motivations, de Gavrilo Princip et des anarchistes
russes à l’EI, restent de nature politique.
Historiquement, le terrorisme a été utilisé par des
groupes aux motivations politiques très diverses : anarchiste,
d’extrême-droite, d’extrême-gauche, écologiste, sans compter toutes les gammes
du nationalisme – irrédentismes et indépendantismes compris.
Reuters - Stéphane Mahe - 08/12/2018
Qu’il s’agisse du jihadisme d’al Qaïda ou de l’EI, des
Naxalites indiens ou des anarchistes grecs, il s’agit d’imposer
1) un groupe de règles normatives ;
2) à une population donnée ;
3) sur un territoire.
Nous sommes donc en plein dans la définition du politique
et que le jihadisme veuille appliquer ce qu’il pense être les règles de l’islam
n’y change rien : il s’agit bien de chercher à gouverner.
Comment lier le terrorisme ici à la stratégie politique
et militaire globale de l’État islamique ?
Serait-ce une tactique de repli « sur un autre front »
après les différents revers militaires subis sur le terrain au Proche Orient ?
Il y a de cela, mais pas uniquement.
Si le berceau de l’EI est au Levant, nombre de groupes
lui ont fait allégeance, en Afrique, aux Philippines ou encore en Afghanistan.
Sa stratégie est « glocale », hybridant plusieurs modes
d’actions.
Dans certaines zones, ils sont quasi-réguliers – avec
l’usage d’unités constituées disposant d’appuis et parfois de blindés, comme le
ferait une armée classique.
Dans d’autres zones, ils mènent un combat de guérilla.
Ailleurs encore – là où leur empreinte géographique est
faible – ils vont frapper des civils au moyen du terrorisme, de Bagdad à Paris.
On a bien affaire à un objet stratégique au sens où il
est la concrétisation d’un projet politique luttant pour s’imposer ; mais aussi
d’une rationalité de recherche d’efficience au vu des contraintes qui lui sont
opposées.
Autrement dit, le fait de s’arrêter de le frapper au
Moyen Orient n’impliquera pas qu’il ne frappera plus ici.
Le problème est bien ce que nous sommes – soit
dysfonctionnels au vu de son projet – et pas ce que nous faisons.
Que faire pour combattre le terrorisme ?
L’état d’urgence en France est-il une réponse adaptée
face à la volatilité d’une telle menace ?
Dès lors que l’on passe à côté de la nature politique du
phénomène, on a le plus grand mal à apporter des réponses efficaces.
On continue ainsi à traiter la question comme on le
ferait de la criminalité, en multipliant les lois mais en ne se posant pas les
bonnes questions et en oubliant que les logiques de guerre sont porteuses
d’incertitude… alors que nous nous entêtons à promettre la certitude de la
sécurité.
Je ne suis pas
juriste et je me garderai donc bien de m’exprimer sur le fond de l’état
d’urgence ; par contre, je pense qu’il est utile aux gens sur le terrain pour
compenser leur sous-effectif, en leur donnant du temps et la possibilité de
court-circuiter des procédures bureaucratiques.
Le déni de la nature politique de la menace aboutit à ce
qu’elle soit traitée dans une logique de droit commun, où un cas se résout
après l’autre.
Mais le jihadisme est une menace persistante : tant qu’un
combattant ne s’avoue pas vaincu, il continue et sera rejoint par d’autres.
On aboutit ainsi à des séquentialités très particulières,
où chaque attentat débouche sur une nouvelle mesure.
Il n’y a ainsi toujours pas un équivalent, en matière de
sécurité intérieure, du CPCO (Centre de Planification et de Conduite des
Opérations) pour les armées1.
La dissonance entre un traitement de droit commun et la
perception que l’on a affaire à quelque chose d’autre explique les paniques
politiques que l’on a connues en France ou en Belgique, avec des mesures
politiquement très visibles mais concrètement peu efficaces.
C’est le cas du déploiement de soldats en rue, critiqué à
juste raison pour son inefficacité à plusieurs niveaux ; ou encore le lock down
de Bruxelles, fin 2015.
C’est évidemment prolonger les effets du jihadisme en
mettant les sociétés sous pression de manière inutile.
Déployer les soldats dans les rues, c’est prolonger les
effets du jihadisme en mettant les sociétés sous pression de manière inutile.
Que faire alors ?
Personne n’a de martingale, mais on peut sans doute
dessiner trois pistes.
D’abord interroger notre capacité à faire des États
européens des modèles qui font rêver : le jihadisme propose une vision du
monde, mais que lui opposons-nous ?
Ensuite, nous ne sommes sans doute pas au paroxysme
idéologique du jihadisme, de sorte qu’il est urgent de reconstituer le
potentiel des forces, épuisées par la multiplication des engagements, et donc
d’arrêter leur déploiement permanent en rue.
Leur remontée en puissance est également nécessaire :
aussi paradoxal que cela puisse paraître, depuis le 11 septembre 2001, en
France ou en Belgique, les budgets et les effectifs des forces militaires et de
police n’ont fait que baisser.
En Belgique, la capacité d’analyse des services de
renseignement a même été… pratiquement liquidée.
Remonter en puissance n’est pas un objectif en soi, mais
il permettra de combattre aussi bien à l’extérieur que de disposer de logiques
plus pertinentes à l’intérieur, de type quick reaction force.
Enfin, il parait également nécessaire d’appliquer ce
qu’implique la résilience, intégrée aux Livres blancs sur la défense depuis 2008,
mais d’une manière assez bancale, en la confondant avec d’autres aspects comme
la protection des infrastructures critiques ou la continuité gouvernementale.
L’évolution de nos sociétés a dépossédé, en quelque
sorte, le citoyen de sa sécurité.
L’État, face à un mode d’action tel que le jihadisme, ne
peut évidemment pas garantir une « sécurité ISO-9001 ».
Depuis les attaques de 2015, les choses commencent à
bouger : les gens se forment aux premiers secours, réapprennent les vertus des
numéros d’urgence, etc.
Il y a un potentiel sécuritaire très fort dans les
réactions des citoyens aux attaques, qu’il faut apprendre à canaliser et à
utiliser2.
Il y a aussi un aspect informationnel extrêmement
important, mais qui ne dépend pas de l’État.
Ce que dit la littérature est que les résiliences sont
affaiblies, non pas par la puissance de feu, mais par les chocs découlant de la
surprise : c’est ce qui explique que les Londoniens de 1917 aient été nettement
moins flegmatiques qu’en 1940.
La différence entre la panique de 1917 et ses réelles
conséquences économiques et la placidité de 1940 sous le Blitz est
l’information : dans l’entre-deux guerres, les débats sur la nature de ce qui
était alors « le futur de la guerre » étaient nombreux, approfondis, bien
informés et menés par des personnes auxquelles les citoyens affectaient un haut
degré de confiance.
En somme, à peu près l’inverse de la situation actuelle,
où les événements sont martelés mais pas remis en perspective ; sans même
compter des systèmes d’alerte nettement moins efficaces que ceux utilisés en
1940.
Cet article a été publié une première fois en 2017.
Voir notamment Yves Trotignon (interview), Réformer le
contre-terrorisme français ? ↩
Sur le concept de résilience : Joseph Henrotin,
Résilience ou comment lutter contre le terrorisme, Histoire & Stratégie,
n°20, décembre 2014-février 2015 ↩
........................................
Terrorisme. Portrait-robot du djihadiste européen –
Par Hazem Al-Amin
- 02/05/2017.
Il est porteur de demi-identités. Mi-musulman,
mi-européen, mi-analphabète, mi-citoyen.
Et parfois mi-criminel, mi-schizophrène. Il veut aussi
avoir un impact sur les élections en France, comme partout dans le monde.
“Et pourtant, en prison, il ne donnait aucun signe de
radicalisation.”
Cette phrase est devenue rituelle au sujet de la plupart
des terroristes sur le Vieux Continent.
Les deux derniers exemples en date, à savoir l’auteur de
l’attentat des Champs-Élysées Karim Cheurfi [le 20 avril] et celui de
l’attentat de Stockholm Rakhmat Akilov [le 7 avril], tous les deux âgés de 39
ans, étaient eux aussi passés par la case prison.
Cela étant, leur casier judiciaire ne comporte rien
d’exceptionnel : vols, agressions contre des policiers, drogues…
Mais ils sont devenus violents en passant par le crime
ordinaire, par la crasse des prisons, par un long parcours de rapports
Hazem Al-Amin