Algérie :
«Les archives de la guerre de Libération sont explosives»
Mohamed Harbi - 26/05/2011
L’éminent historien
Mohamed Harbi revient,
dans cet entretien, sur les récentes controverses suscitées par les
déclarations polémiques d’acteurs du mouvement national et livre quelques
vérités cinglantes.
Cliquez sur la photo pour voir le diaporama
D’après lui, l’attaque de la poste d’Oran est l’œuvre
d’Aït Ahmed, Boudiaf a réussi l’organisation du 1er Novembre, et l’attitude de
Yacef Saâdi à l’égard de Louisette Ighilahriz «n’est ni sérieuse ni noble.»
Harbi affirme que Boussouf n’endosse pas seul l’assassinat de Abane Ramdane, et
qu’on a exagéré son rôle ainsi que celui du MALG.
Mohammed Harbi à gauche et le président algérien Ben
Bella, au siège du FLN à Alger en mars-avril 1964.
Il révèle, par
ailleurs, que «Krim a projeté d’assassiner Bentobal» en prévenant que les
archives de 2012 «sont terribles et explosives.»
Alors qu’il évalue
les harkis et goumiers à environ 100 000 hommes, l’historien estime à quelque
50 000, les victimes algériennes des bavures du FLN/ALN, dont nombre de
militants nationalistes authentiques.
Une photo rare du révolutionaire Krim Belkacem prise
en 1969.
Pour Mohamed
Harbi, « la société algérienne est une société de surveillance mutuelle ».
Il considère que
les tabous, liés aux juifs d’Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs, en se
gardant de les traiter, ont fait le lit de l’islamisme.
Préconisant une déconstruction de la pensée nationaliste,
il estime que la question identitaire et celle de l’autoritarisme sont deux
problèmes majeurs qu’il est impératif de dépasser pour aller vers une Algérie
nouvelle et apaisée.
Six chefs du FLN avant le déclenchement de la
«Revolution du 1er novembre 1954 ».
Debouts, de gauche à droite : Rabah Bitat, Mostefa Ben
Boulaïd, Didouche Mourad et Mohammed Boudiaf.
Assis : Krim Belkacem à gauche, et Larbi Ben M'Hidi à
droite.
– Si vous le permettez, M. Harbi, nous aimerions
articuler cette interview autour de quelques «noms-clés» en rapport avec
l’histoire du Mouvement national.
Et le premier qui nous vient à l’esprit, en l’occurrence,
est Ahmed Ben Bella qui a défrayé la chronique ces derniers jours suite à ses
récentes déclarations à Jeune Afrique.
D’abord, comment l’avez-vous rencontré ?
Rabah Bitat, né le 19 décembre 1925 à Aïn Kerma
(actuelle Messaoud Boudjriou, wilaya de Constantine) et mort le 10 avril 2000 à
Paris, est un militant nationaliste et homme d'État algérien, un des fondateurs
du Front de libération nationale en 1954, et, après l'indépendance, plusieurs
fois ministre. Il a aussi été chef de l'État par intérim durant 45 jours en
1978, à la suite du décès de Houari Boumédiène.
Je l’ai rencontré pour la première fois au moment de la
discussion du programme de Tripoli.
A ce moment-là, j’ai pu, plus ou moins, voir ce qu’était
l’homme dans ses idées.
Didouche Mourad (en arabe: ديدوش مراد, en berbère:
Diduc Muṛad), dit Si Abdelkader, né le 13 juillet 1927 à Alger et mort le 18
janvier 1955 à Condé-Smendou (actuelle Zighoud Youcef, wilaya de Constantine),
est un militant nationaliste algérien, un des six fondateurs du Front de
libération nationale en 1954 et un combattant de la guerre d'indépendance
(1954-1962).
Il faut noter qu’avant cela, il était en prison depuis
1956.
Et dans ses idées, il y avait incontestablement chez lui
un véritable amour du monde rural.
En même temps, il y avait chez lui un aspect qui relève
de l’éducation politique de toute une génération, à savoir l’attachement à un
nationalisme de type autoritaire.
Mohamed Larbi Ben M'hidi (en arabe : العربي بن مهيدي, en berbère: Lɛrbi U Mhidi, en tifinagh: ⵍⵄⴻⵔⴱⵉ ⵎⵀⵉⴷⵉ), né en 1923 à Aïn
M'lila dans l'actuelle wilaya d'Oum El Bouaghi et mort assassiné en 1957 à
Alger, est un militant nationaliste algérien, membre du PPA, puis du MTLD2, un
des fondateurs du FLN en 1954, puis combattant pendant la guerre d'Algérie
(1954-1962). Arrêté en février 1957, il est torturé, puis exécuté sans jugement
par l'armée française durant la bataille d’Alger.
Il est considéré comme un héros de la révolution en
Algérie2 et son nom a été attribué à plusieurs lieux et édifices
institutionnels.
Conseil d'administration de l'Association des Oulémas
en Algérie, fin des années 1950. De gauche à droite, assis : Naïm Naïmi, Cheikh
Abbas Bencheikh el Hocine, Ahmed Taoufik El Madani, Larbi Tebessi, Mohamed
Bachir El Ibrahimi, Mohamed Khireddine, Abdellatif Soultani, Ahmed Bouchmel.
Debout : inconnu, inconnu, Baaziz Benomar, Ahmed Hammani, Aboubakr Laghouati,
Djilali El Farissi, Abdelkader El Maghribi, Ahmed Sahnoune, Hamza Boukoucha,
inconnu.
Pour en venir à des faits précis comme l’attaque de la
poste d’Oran en avril 1949, Ben Bella affirme qu’il était l’artisan de cette
attaque.
Selon vous, qui d’Aït Ahmed, qui était le successeur de
Belouizdad à la tête de l’OS, ou de Ben Bella qui, comme vous le précisez dans
vos livres, a pris en main cette organisation à partir de janvier 1949, est le
véritable instigateur de cette opération fondatrice ?
Carte de membre de Gaston Revel.
Personnellement, je pense que les éléments concrets
ressortaient de l’organisation locale.
Mais les projets (la planification des opérations, ndlr)
étaient incontestablement du ressort de la direction centrale, donc d’Aït
Ahmed.
Mostefa Ben Boulaïd (en berbère : Musṭfa ou Bulεid),
né le 5 février 1917 à Arris et mort le 22 mars 1956 dans le massif des Aurès,
est un militant nationaliste algérien, un des fondateurs du Front de libération
nationale en 1954, commandant de la zone Aurès au début de la guerre d'Algérie.
- colorier par Jalal Aït KARA
Je pense que compte tenu du fonctionnement de
l’Organisation, le rôle d’Aït Ahmed a été très important.
– Et quand il dit de Boudiaf qu’il était «zéro sur le
plan militaire», vous pensez que c’est une vérité ou bien une méchanceté ?
Mohamed Boudiaf (en arabe : محمد آبو ضياف), né le 23 juin 1919 à M'Sila et mort assassiné le 29
juin 1992 à Annaba, est un homme d'État algérien. Il est président de l'Algérie
du 16 janvier 1992 au 29 juin 1992.
Fonctionnaire de profession, membre fondateur du Front
de libération nationale (FLN), un des chefs de la guerre d'indépendance
algérienne et membre du Gouvernement provisoire de la République algérienne
(GPRA), au poste de ministre d'État de 1958 à 1961 puis vice-président jusqu'en
1962, il entre en opposition contre les premiers régimes mis en place à
l'indépendance de son pays, et s'exile durant près de 28 ans au Maroc. Rappelé
en Algérie, en 1992 en pleine crise politique, la dissolution de l'APN par le
président Chadli Bendjedid, la proclamation de l'état d'urgence et la démission
celui-ci le 11 janvier 1992. L'établissement d'un Haut Comité d'État de cinq membres.
Le conseil le nomme président de la République algérienne démocratique et
populaire, du 16 janvier 1992 jusqu'à son assassinat lors d'une conférence des
cadres à Annaba le 29 juin 1992.
«Zéro sur le plan militaire», il n’y a pas eu
d’expérience de type militaire qui permet d’en juger…
Boudiaf était le responsable de l’OS dans le
Constantinois.
C’est un membre de l’Organisation qui était assez
conséquent, on l’a bien vu. Même si le 1er Novembre a été organisé dans la
précipitation et l’improvisation, il l’a organisé.
Ferhat Abbas
– Quand des
acteurs de l’histoire comme dans ce cas précis nous font des révélations de
cette nature, vous, en tant qu’historien, comment les prenez-nous : pour argent
comptant ? Avec des pincettes ?
Je ne peux pas
prendre pour argent comptant le témoignage d’un acteur.
On est obligé de
se pencher sur les archives quand on en trouve, ce qui est rare pour une
organisation qui a été clandestine.
Sinon, on procède à des recoupements des témoignages des
acteurs.
Indépendamment de cela, vous avez des interrogations
propres à partir de ces témoignages et aussi de la connaissance des acteurs.
Il faut dire que ces affaires sont remontées à la surface
dans des moments de crise où chacun cherchait à imposer son image propre.
Leur avion est intercepté par les autorités françaises
et les cinq leaders du FLN sont arrêtés. Ben Bella (1er à gauche sera
libzrz à la fin de la guerre d’Algérie, en mars 1962. AFP
Et je crois qu’en
Algérie, beaucoup de choses se passent comme ça.
Les gens sont plus
préoccupés de soigner leur image que par le souci de la vérité.
– Un autre nom nous vient à l’esprit, celui d’une grande
moudjahida : Louisette Ighilahriz, qui a eu à affronter seule ses tortionnaires
lors des procès qui l’ont opposée au général Schmitt et consorts, sans le
moindre soutien de l’Etat algérien.
C’est une femme
extrêmement courageuse qui a été profondément blessée par des allégations
prêtées à Yacef Saâdi qui aurait mis en doute son combat.
Que pouvez-vous nous dire sur cette immense résistante ?
Louisette Ighilahriz est une combattante, il n’y a aucun
doute là-dessus, et Yacef Saâdi ne pouvait pas ignorer son rôle puisqu’il était
un allié de la famille Ighilahriz. Je suppose qu’il y a autre chose qui l’a
guidé.
De toute manière, ce n’est ni sérieux ni noble.
– Du point de vue de l’écriture de l’histoire de la
guerre de Libération nationale, pensez-vous que la participation des femmes est
suffisamment mise en valeur ?
Non, ce n’est pas le cas. Il y a une chose fondamentale
qu’il convient de souligner à ce propos, c’est que les femmes sont venues à la
rencontre du FLN, mais quand le FLN est allé à leur rencontre, il ne les voyait
que comme infrastructure dans l’organisation.
Il ne les voyait pas dans des rôles politiques et des
directions politiques.
Alors que le premier bulletin du FLN s’appelait
Résistance, on l’a enlevé pour mettre El Moudjahid.
Ça veut tout dire. Le souci du FLN, c’était d’avoir des
troupes.
Or, la sensibilité des troupes était incontestablement
machiste et patriarcale.
– Selon vous, ces controverses soulevées par des
déclarations polémiques qui sont le fait d’acteurs de la Révolution font-elles
avancer l’historiographie de la guerre de Libération nationale ?
Est-ce quelque chose de productif ou de contre-productif
pour l’historien ?
C’est de la lave en fusion.
Et à mon avis, c’est quelque chose qui ajoute au désarroi
et au manque de repères de la population dans son ensemble.
Qui plus est, cela discrédite la politique, surtout que
cela intervient dans une atmosphère d’impasse et d’échec, et donc on a tendance
à dévaloriser la révolution.
– M. Harbi, en
2012, on annonce l’ouverture d’une partie des archives françaises liées à la
guerre de Libération nationale.
D’aucuns y voient
une opportunité pour apporter un éclairage décisif sur certaines zones d’ombre
de la guerre d’indépendance.
Comment
appréhendez-vous ces archives ?
Il y a certainement des archives qui pourraient s’avérer
fort pertinentes.
Il y a par exemple le bulletin de renseignement et de
documentation qu’établissait le
MALG.
Le MALG, est créé en septembre 1957, sous le nom de
ministère des Liaisons générales et des Communications (MLGC), avant de devenir
le MALG lorsque, en janvier 1960, Abdelhafid Boussouf — jusque-là responsable
du redoutable « Service de renseignement et de liaison » de l'ALN — en prend le
commandement. Il en fait une puissante machine policière qui étend sa
surveillance à l'ensemble du FLN-ALN à l'extérieur. Hormis les wilayas du
centre (le Constantinois, l'Algérois et la Kabylie), plus rien n'échappe
désormais à son contrôle.
Bien sûr, il glorifie le FLN mais il fournit une foule
d’indications sur l’état d’esprit de la population, et ce bulletin ne laisse
aucune impression d’unanimisme des Algériens.
– Quel genre de
renseignements livraient ces bulletins ?
Par exemple des renseignements sur la conduite des
populations, leur rapport au FLN, leur rapport à la France.
Je dis bien c’est le bulletin du FLN, donc tout est à la
gloire du FLN.
Toujours est-il
qu’à travers ces descriptions, si un historien s’empare de ces documents, il va
donner une autre idée de l’opinion algérienne face au FLN.
En tout cas, je
pense que ces archives sont explosives.
Moi, j’ai été au
ministère des Forces armées comme conseiller de Krim
Belkacem, et je
peux vous dire que les dossiers sont terribles.
Le rapport à la
population n’est pas du tout ce qu’on dit. Ce sont des archives qui donnent une
idée tout à fait différente de la révolution.
– Vous-même, en votre qualité d’historien, comptez-vous
les exploiter ?
Je ne sais pas.
A 78 ans, je ne sais pas si j’aurai la force de continuer
longtemps.
Je pourrais travailler peut-être sur un ou deux sujets,
mais je n’ai plus la même force.
– On vous souhaite beaucoup de santé et de vigueur M.
Harbi pour mener à bien cette entreprise…
Si je peux aider, pourquoi pas ?
D’ailleurs, c’est ce que je fais maintenant.
J’aide les jeunes chercheurs à travailler sur les
archives, notamment en France.
– Quelles sont les
précautions méthodologiques que vous préconisez à l’attention des jeunes
chercheurs ?
Le vrai problème, aujourd’hui, c’est que les gens
s’intéressent beaucoup plus aux forces politiques indépendamment de la société.
Or, si vous n’avez pas une connaissance précise de la
société, vous ne pouvez pas étudier sérieusement les forces politiques en
présence.
C’est quelque chose de capital.
Le va-et-vient entre les deux est fondamental.
Ça c’est la première chose.
La deuxième, c’est que les chercheurs formés en Algérie,
je le vois très bien, n’ont pas une bonne culture historique.
Ils n’ont pas connaissance de tous les débats sur la
méthode et tout ce qui à trait à l’analyse des documents, la capacité de
maîtriser le matériau et d’en tirer la matière de l’histoire.
– Ne pensez-vous
pas, justement, que c’est quelque chose, pour le moins paradoxale de voir d’un
côté la grandeur et la complexité de notre Révolution, et de l’autre,
l’indigence de l’appareil académique, universitaire, censé en assurer l’étude
et la transmission ?
Je vais vous dire
franchement mon opinion : le pouvoir qui est là depuis 1962 n’a aucun intérêt à
ce que l’histoire devienne la matrice d’une reconstruction du pays.
Je me souviens
quand j’étais à Révolution Africaine, j’avais publié un document sur la
Fédération de France du FLN.
Il y a eu tout de
suite une réaction du ministre de la Défense (Boumediène, ndlr) et des
pressions sur Ben Bella pour dire «cette histoire, on n’en parle plus.»
– Est-ce que vous avez foi dans les jeunes historiens
formés en Algérie ?
Il y a quelques-uns qui sont remarquables, mais
malheureusement, ils restent à l’étranger.
Et ceux qui rentrent ici, je ne donnerai pas de noms,
mais…il y en a un ou deux qui sont vraiment remarquables, qui sont capables de
faire de grands historiens. Les autres, ils sont en train d’ahaner pour avoir
des postes parce qu’il faut faire valider son diplôme universitaire acquis à
l’étranger.
C’est une manière
d’avoir des historiens destinés à produire une histoire officielle.
– L’un des enjeux
des relations algéro-françaises est l’écriture de l’histoire de la guerre
d’Algérie.
Or, nous avons
l’impression que là-bas il y a une armée d’historiens, de chercheurs pour
accomplir cette tâche, tandis que de ce côté-ci, il y a peu de gens de métier,
comme vous le soulignez, qui font le poids. Comment parer à ce déséquilibre ?
Ce qui est
certain, c’est que nous ne pouvons pas envisager notre rapport avec les
historiens français comme une compétition, mais comme un échange pour
équilibrer des regards.
– Comment, lorsqu’on est soi-même acteur et témoin de
l’histoire, peut-on en être également le fidèle rapporteur ?
Je vais vous dire comment ils ont procédé en France.
Tous les grands acteurs sont passés par des instituts
pour livrer leurs témoignages devant des historiens qui ont étudié la période
concernée.
Et ces témoignages sont dûment emmagasinés dans des
archives.
– Cela nous fait penser aux psychanalystes qui doivent se
faire analyser par leurs pairs avant de pouvoir exercer…
Tout à fait !
En France, tous les acteurs militaires ont donné leurs
témoignages aux historiens.
Chez nous, cela se passe autrement.
J’ai chez moi plus
de 123 ouvrages algériens de témoignages.
Ce n’est pas
satisfaisant, parce que les gens ne parlent pas de la réalité culturelle, de la
réalité sociale, de la stratégie des acteurs.
Ils parlent de faits, comme ça… Il faut dire que chez les
acteurs de la révolution algérienne, la véritable culture était plutôt rare.
Partant de là, ils ne peuvent revoir et vivre d’une autre
manière leur expérience qu’à travers le regard de gens du métier.
L’histoire, c’est aussi un métier.
– Les choses sont-elles claires dans votre esprit, entre
le Harbi historien et le Harbi acteur de l’histoire ?
Il y a nécessairement un aspect subjectif dans cette
affaire.
Mais cet aspect subjectif, ce n’est pas à moi de le
découvrir.
Cela incombe aux lecteurs mais aussi à mes collègues
historiens.
De toute manière, je travaille avec la méthode
historique, et donc je soumets tout ce que je fais à la critique historique.
Je peux affirmer que j’ai au moins un minimum de distance
à l’égard de mon expérience propre.
Seulement, je ne suis pas garant de tout.
J’ai mes rapports personnels avec les hommes, j’ai des
côtés subjectifs, mais je pense que ce côté subjectif n’a pas réussi à prendre
le dessus dans mon travail. En tous les cas, les lecteurs aviseront.
– Je reviens à cet enjeu que certains appellent «guerre
des mémoires» ou «guerre des récits», même si le mot guerre est très chargé.
Peut-on imaginer
une écriture de l’histoire qui soit apaisée, dépassionnée, froide, voire «à
quatre mains» ?
On ne peut pas
appeler cela «guerre des mémoires».
Aujourd’hui, le
vrai problème, c’est l’histoire.
Il y a guerre des
mémoires parce qu’il y a des forces politiques des deux côtés qui
instrumentalisent l’histoire pour perpétuer un combat.
Du côté français, les vaincus de la guerre d’indépendance
sont encore nombreux.
Ils sont dans des partis, ils ont des comptes à régler.
Et, effectivement, on peut parler à leur sujet plus de
mémoire que d’histoire.
Du côté algérien, il y a des mouvements qui connaissent
des phases sensibles d’essoufflement, il y a des gens qui n’ont plus rien à
dire, et qui pensent que c’est un trésor inépuisable pour essayer de solidifier
une nation, qu’ils n’arrivent pas à solidifier autrement.
Si des gens actuellement passent leur temps à ânonner sur
le passé, c’est uniquement dans cette perspective.
La mémoire et le présent, c’est un gros problème.
Le présent n’est pas un présent d’affirmation du respect
de l’individu, et la mémoire, elle, rappelle un passé de non-respect de
l’individu.
Alors, si on veut vraiment convoquer l’histoire pour
créer un esprit civique, il faut commencer par respecter l’individu en faisant
en sorte que la mémoire d’avant serve de catalyseur, sinon, ce n’est pas la
peine.
– Lors du colloque
organisé récemment en hommage à Claudine Chaulet, vous avez rapporté ce fait
révélateur, à savoir que sous le PPA la notion d’individu n’existait pas, et
qu’il était par exemple inimaginable de se représenter un Algérien boire une
bière dans la conception identitaire du PPA…
Publiquement non,
comme dans toutes les sociétés musulmanes qui vivent sous le signe de la
schizophrénie.
Vous pouvez tout
faire si on ne vous voit pas.
Mais,
officiellement, un militant nationaliste ne buvait pas, était censé ne pas boire,
et les mœurs des gens étaient sous surveillance.
Ce sont des choses
qu’on ne veut pas voir de près.
Nous sommes des
sociétés de surveillance mutuelle.
Avant, la
surveillance était une institution, c’était la «hissba».
Le problème, c’est qu’avec la colonisation cette
institution a disparu.
Du coup, la surveillance est devenue l’affaire de chacun,
et elle est beaucoup plus pernicieuse que s’il y avait une institution comme
telle.
– Vous avez
souvent souligné la prépondérance du religieux comme référent identitaire
dominant au détriment de la diversité raciale, religieuse et culturelle, qui
caractérisait notre pays.
Pensez-vous que
cela constitue un facteur bloquant qui nous empêche d’aller vers la modernité
culturelle et politique ?
Tout à fait !
Si le FIS a été ce
qu’il a été, il ne le doit pas à la capacité de ses chefs mais précisément à
cet élément.
Il faut s’avouer
que nous sommes une société fermée.
Nous avons un
système éducatif de type conservateur et patriarcal.
D’ailleurs, je
suis effrayé par la haine que les gens ont pour les femmes.
C’est incroyable !
Ce n’est pas
simplement de la haine, c’est de la peur.
Je vois pas mal de
femmes, des chercheuses surtout, qui sont tout à fait exceptionnelles, et dès
le mariage, elles ont des problèmes.
Elles sont
confrontées à un dilemme : soit, c’est le sacrifice du métier, soit c’est la
rupture.
Et si vous faites
une recherche statistique, vous verrez que pas mal d’universitaires de haut
niveau sont des femmes seules.
– A votre avis, un
travail de déconstruction de la pensée nationaliste telle qu’elle a prévalu
jusqu’à aujourd’hui est-il nécessaire pour ériger une Algérie nouvelle ?
Actuellement, l’Algérie est confrontée à deux problèmes :
d’abord, la déconstruction de cette pensée à partir de l’idée d’une société
multiculturelle et multiethnique, parce que la question de l’ethnicité est un
vrai problème.
On a beau le cacher, c’est un vrai problème.
La deuxième question, c’est le problème de
l’autoritarisme.
L’Algérie transpire l’autoritarisme par tous ses pores.
On parle du pouvoir, mais si vous voyez la vie des
partis, elle n’est pas fondamentalement différente.
Il faut revenir aux fondements de l’autoritarisme, et
quand vous analysez ces fondements, force est de constater la nature des
rapports familiaux et le poids du patriarcat.
Ce n’est pas un hasard si ce modèle-là, vous le retrouvez
dans le système éducatif d’une façon très forte.
C’est tout cela qui fait que notre société soit très
conservatrice.
– Vous avez cité
un mot-clé : «surveillance».
Vous avez parlé de
cette fiche mystérieuse du MALG qui épie la population, et tout cela me renvoie
à un autre «nom-clé» : Abdelhafidh Boussouf.
D’aucuns ont fini
par le mystifier tellement il cultivait le mystère.
On le dépeint généralement comme un personnage intrigant
qui était derrière tous les coups tordus.
Est-ce que vous l’avez connu personnellement ?
Je le connaissais très bien puisqu’il était dans la daïra
de Skikda.
Mais il était originaire de Mila.
C’était un cadre de qualité.
Je dis d’ailleurs dans mes mémoires que c’est lui qui
m’avait recommandé le Que faire ? de Lénine quand j’étais au lycée.
C’était un bon organisateur.
Mais il était très suspicieux, il était aussi répressif.
Néanmoins, je pense qu’on a exagéré les choses à son
sujet.
Il faut savoir que tous les accords portant sur le
renseignement, conclus avec d’autres pays, étaient traités par le GPRA.
C’est le gouvernement qui décidait.
Il avait une
puissance au sein du gouvernement, certes, mais il ne faisait pas ce qu’il
voulait.
– Quand on le
présente comme «l’ancêtre de la police politique et du DRS», vous pensez que
c’est exagéré ?
Il se trouve que les instruments qu’il a forgés sont
passés, par la suite, au ministère de la Défense.
Mais, avant, ce n’étaient pas eux qui contrôlaient (les cadres
du ministère des Forces armées, ndlr).
Ils ne contrôlaient rien. C’était un peu comme dans le
système français : les grands commis de l’Etat, on veut bien s’assurer qu’ils
n’ont pas d’antenne avec l’étranger, des trucs comme ça, ce n’était pas plus.
– Pourtant, il y a
ce fait gravissime qu’on lui impute, celui d’avoir assassiné Abane Ramdane à
Tétouan et d’avoir pris tout seul la responsabilité de le liquider…
Tout seul, je ne dirais pas cela.
Qu’il ait une part de responsabilité dans cette affaire,
c’est sûr.
Seulement, il y a un point d’interrogation sur cette
question.
Quand ils ont
examiné le cas Abane, Ouamrane, Krim, Mahmoud Chérif et Boussouf étaient pour
son exécution.
– Et Bentobal
était contre…
Bentobal était effectivement contre.
Or, il fallait un consensus.
Ils ont opté alors pour son emprisonnement, mais pas en
Tunisie parce que là-bas, c’était dangereux.
Donc, ils l’ont emmené au Maroc sous prétexte qu’il y
avait des différends qu’il fallait régler avec le sultan Mohamed V.
Abane était
accompagné de Krim Belkacem et Mahmoud Chérif.
Une fois au Maroc,
il a été assassiné.
Moi, je ne peux pas répondre aussi affirmativement à la
question.
Krim dit «ce n’est pas moi, c’est Boussouf.»
Mahmoud Chérif dit
«ce n’est pas moi, c’est Boussouf.»
Moi, je ne peux pas le dire, je n’étais pas là, il n’y a
pas de preuves.
– Dans le livre de Khalfa Mammeri, Abane Ramdane – le
faux procès, l’auteur fait mention d’un procès-verbal (qui aurait été puisé
dans les archives personnelles de Boussouf déposées en Suisse, ndlr), et où ce
dernier aurait imposé aux autres membres du CCE d’endosser a posteriori
l’assassinat de Abane pour faire croire à une décision collégiale…
Sur ce document, point d’interrogation.
Par contre, qu’il l’ait assassiné, ça ne fait pas de
doute.
Mais sur la responsabilité individuelle, je me pose des
questions. Je n’ai pas de réponse.
– Avez-vous des éléments de réponse à propos de ce qu’on
reprochait exactement à Abane Ramdane ?
Est-ce qu’on était jaloux de lui parce qu’il était
brillant ?
Est-ce qu’il a payé le Congrès de la Soummam ?
Etait-ce une affaire d’ego ?
Il y avait beaucoup de cela.
Pour tout dire, Abane ne pensait pas que cette catégorie
d’hommes pouvait diriger l’Algérie.
Il faut savoir que le premier incident est survenu le 5
juin au sujet d’une conférence de presse qui devait être donnée au Caire.
Krim voulait la tenir alors que c’est Abane qui devait
l’animer.
Ce dernier s’est adressé à Krim en le traitant d’aghyoul
(bourricot).
Finalement, il a été dévolu à Saâd Dahlab qui était un
personnage de second ordre de l’animer.
Les deux membres les plus puissants du CCE étaient ainsi
aux prises l’un avec l’autre.
Et je pense que Krim avait des visées sur le pouvoir
depuis toujours, surtout après la Bataille d’Alger.
– Donc, vous maintenez
que ça n’a pas été une décision exclusive de Boussouf d’éliminer physiquement
Abane ?
Non, parce qu’ils
étaient trois et ils imputent cela à Boussouf.
Or, je sais, d’après Bentobal, que Krim avait projeté
d’assassiner Bentobal après cet épisode.
Donc, si tant est que le témoignage de Bentobal soit
véridique, Krim voulait éliminer les gens qui se dressaient sur le chemin de
son pouvoir.
Pourquoi Bentobal ?
Parce qu’il supposait qu’étant lui aussi de Mila,
Bentobal était un appui pour Boussouf.
– D’après vous,
l’assassinat de Abane a-t-il affaibli le CCE ?
Du point de vue
politique, c’est sûr.
– Quand on dit qu’il y a un avant et un après-Abane,
est-ce une analyse que vous partagez ?
La machine politique a continué à fonctionner.
La machine politique, ce n’était pas seulement Abane.
Il y avait des
hommes de grande qualité comme Ferhat Abbas, comme Abdelhamid Mehri, comme
Benyoucef Benkhedda…
– Toujours est-il
que Boussouf, après l’assassinat de Abane, semble avoir pris un ascendant sur
les autres, vous n’êtes pas de cet avis ?
On assure même
qu’il terrorisait tout le monde.
Boussouf ne
contrôlait que la base du Maroc.
Or, la puissance
du FLN était plus en Tunisie qu’au Maroc.
– Dans son livre
sur le colonel Amirouche (Une vie, deux morts, un testament) Saïd Sadi affirme
que c’est Boussouf qui a donné Amirouche aux Français…
Quand je suis arrivé en Tunisie, j’ai entendu cette
version.
Moi, je suis arrivé au mois de mai 1959 (Amirouche est
tombé au champ d’honneur le 29 mars 1959, ndlr) et il y avait cette version qui
circulait.
Elle a tenu le haut du pavé pendant toute la période de
la réunion des colonels.
Une opposition
faisait rage entre Krim d’un côté, et Boussouf, Bentobal, et Boumediène de
l’autre.
C’était dans le cadre de ces luttes de pouvoir qu’est
sortie cette version. Personnellement, je pense que Boussouf était sans doute
quelqu’un de particulier, mais pas à ce point.
– Après l’indépendance, il a eu une vie discrète.
Certains récits affirment qu’il s’est converti en
armateur ou vendeur de bateaux. Pourquoi
Boussouf a-t-il disparu aussi subitement de la vie publique selon vous ? Il n’a
pris aucune responsabilité après 1962 ?
Il ne pouvait pas
prendre de responsabilité, personne n’aurait voulu de lui.
Même quand Boumediène
était devenu le grand chef, Boussouf a fait une offre de service, mais il n’a
même pas été reçu par Boumediène.
Vous ne pouvez pas
avoir avec vous votre ancien chef qui vous connaît bien.
Après, il s’est lancé dans les affaires, il avait un nom
et les Irakiens l’ont beaucoup aidé.
Il a trouvé de l’aide partout dans le monde arabe.
– Est-ce qu’on a
donné, selon vous, sa pleine valeur au Congrès de la Soummam qu’accable par
exemple Ali Kafi ?
Je pense que c’est une version contemporaine chez Al
Kafi.
Je ne lui ai pas connu cette opinion avant.
En réalité, chez
Ali Kafi, ce n’est pas le Congrès de la Soummam qui posait problème mais plutôt
la personne de Abane.
Il estime que
Abane, ce n’était pas l’homme qu’il fallait.
C’est un parti pris, c’est le point de vue d’un clan tout
simplement.
– Même les
attaques de Ben Bella contre le Congrès de la Soummam ?
C’est la même
chose, c’est le point de vue d’un clan.
Avec cette
différence que lui en a été exclu.
A mon avis, cette histoire selon laquelle il ne pouvait
pas venir n’est pas crédible.
S’il avait participé au Congrès, peut-être que les choses
auraient pris une autre tournure.
Les clans n’auraient pas eu les mêmes contours.
Il faut souligner que la majorité était derrière Krim
beaucoup plus qu’elle ne l’était derrière Abane.
C’est l’intelligentsia qui était derrière Abane, ainsi
que l’ancienne classe politique qu’il a récupérée.
– On approche à grand pas du cinquantenaire de
l’Indépendance qui coïncide, à quelque chose près, avec cet éveil des sociétés
civiles arabes et maghrébines pour exiger le changement.
La Révolution de
1954 n’a pas tenu toutes ses promesses, il y a une grande déception de la part
des Algériens qui ont le sentiment que le combat libérateur est resté inachevé.
Y a-t-il de la
place, d’après vous, pour une nouvelle révolution afin de réaliser les
promesses de l’Indépendance ?
Ne parlons plus de
révolution, elle est terminée.
Les espérances des Algériens ne trouvent pas écho dans le
système auquel a donné naissance la Révolution.
Les gens qui
pensent qu’il faut achever cette révolution devraient réfléchir autrement
maintenant.
Il faut tout
recommencer.
C’est un autre
peuple, c’est une autre société.
Je ne pense pas que les sociétés puissent se construire
durablement indépendamment d’un mouvement d’idées et d’un projet, et c’est ça
le problème des Algériens.
– Quand on dit que
c’est la même équipe qui gouverne depuis 1962 en termes de filiation en
soulignant la structure fondamentalement militaire du pouvoir, Bouteflika qui
est issu du groupe de Oujda, vous êtes d’accord avec cela ?
Non, non, il y a
eu des recompositions.
Il me semble qu’au
niveau des dirigeants, ils sont tous pour le changement, mais ils ne savent pas
par où commencer parce que le point par lequel on commence décidera de qui va
en profiter.
.........................................
Mellouza, la
bleuite et autres massacres entre frères :
50 000 Algériens
victimes des bavures du FLN
Concernant
d’autres zones d’ombre de la Révolution, des épisodes sombres comme l’affaire
Mellouza, comme la Bleuite et d’autres du même acabit, est-ce que tout a été
dit sur ces affaires, selon vous, M. Harbi ?
Oui, je pense que
tout a été dit.
On a tous les éléments d’information.
Maintenant, le problème, ce sont les victimes.
Par exemple, dans l’ouvrage de Saïd Sadi (sur le colonel
Amirouche, ndlr), je ne peux pas comprendre qu’un démocrate se mette au niveau
d’un bureaucrate et non pas au niveau des victimes.
Je pense que c’est
à partir du point de vue des victimes qu’il faut revenir à Mellouza et à
l’affaire de la Bleuite.
Il y a des choses
bouleversantes à ce propos.
A titre d’exemple, il y a l’affaire du militant Saïd Akli
qui était considérée comme une affaire berbériste.
C’est quelqu’un qui a beaucoup fait pour Krim, pour
Ouamrane, et qui s’est trouvé au
maquis.
Il a été assassiné d’une façon arbitraire, comme ça…
Pourtant, il était connu partout pour être un militant
modèle.
C’était un restaurateur, et il avait sacrifié tous ses
biens avant de prendre le maquis.
Eh bien, le jour de l’indépendance, les femmes défilaient
à part en Kabylie.
Sa soeur se trouvait dans un défilé, et à un moment
donné, les autres femmes sont venues lui dire : « Toi va-t-en, ton frère est un
traître ! »
C’est dramatique.
Aujourd’hui, les Algériens devraient se pencher sur cet
aspect de la Révolution en s’intéressant au point de vue des victimes parce
qu’il n’y avait pas que ces affaires-là.
Il y en a eu
beaucoup d’autres.
On évalue à peu
près à 50 000 personnes le nombre des victimes de la résistance armée.
Il faut revenir sur cette question si on veut cautériser
les plaies parce que ces histoires vont certainement rebondir.
Moi, je connais des familles dans l’émigration issues de la
Kabylie qui sont arrivées à savoir qui a tué l’un des leurs. Ce sont des histoires
qui courent encore.
Ce sont des
victimes de bavures du FLN et de l’ALN ?
C’est ça.
Moi, je connais
des gens qui ont été tués par erreur, comme ça, parce que soi-disant ils ne
payaient pas, parce que ceci, parce que cela...
On sait que les
gens du MNA, les Messalistes, ont été massacrés en grand nombre…
Oui, en grand nombre, Mais eux aussi ont fait la même
chose.
La lutte entre eux a été d’une cruauté incroyable parce
que ce sont des gens qui se connaissaient.
Juifs d’Algérie,
harkis et pieds-noirs :
« Si ces questions
avaient été traitées, on n’aurait pas eu l’islamisme »
M. Harbi, il y a
trois tabous qui sont peu abordés en évoquant les conséquences de la guerre de
Libération nationale.
- Le premier est
la question juive,
- le second tabou
a trait à la question des harkis,
- et le troisième,
à la place des pieds-noirs qui sont partis massivement après 1962.
Vous avancez le chiffre de 10 000 juifs qui se sont
retrouvés apatrides au lendemain de l’indépendance, en raison du fait,
dites-vous, qu’ils n’étaient pas touchés par le décret Crémieux et aussi parce
qu’ils n’ont pas eu droit à la nationalité algérienne après l’indépendance…
Absolument !
Comment
imaginez-vous le traitement de ces trois questions ?
Je pense que si
ces questions avaient été traitées dès le début, on n’aurait pas eu
l’islamisme.
On constate par exemple un antisémitisme primaire au sein
de notre société.
Le « houdi » est source de tous les maux…
C’est un phénomène nouveau dans la société algérienne.
L’anti-judaïsme a toujours existé dans notre société,
tout comme l’anti-islamisme a existé chez les juifs.
C’est tout à fait normal, ce sont deux religions en
compétition.
Mais sous cette forme qui consiste à recueillir les
oripeaux des poubelles de l’antisémitisme européen, c’est nouveau.
On le lie généralement à la question palestinienne.
C’est vrai que ça
joue, mais indépendamment de cela, il y a autre chose.
On a pu voir après
l’indépendance que les juifs qui avaient une responsabilité importante, quand
ils sont arrivés à un certain niveau, on les a envoyés paître.
Et qu’en est-il des
harkis ?
Les harkis, moi j’ai participé à pas mal d’ouvrages sur
cette question.
Il faut profiter de ce 50e anniversaire de l’indépendance
pour l’inclure dans les phénomènes de déchirement du peuple algérien.
Il ne
fait pas de doute que le phénomène harki est lié à trois faits sociologiques :
La crise de la
paysannerie.
Le rapport autoritaire du FLN envers des communautés
rurales qui avaient des systèmes de fonctionnement et des modes de préservation
de l’honneur
qui ont été bafoués.
Le déclassement
social.
A combien
évaluez-vous les supplétifs de l’armée française ?
Entre mokhaznis, harkis et goumiers, ils étaient plus
d’une centaine de mille. D’ailleurs, quand on dit on en a tué 150 000, ce n’est
même pas leur nombre.
Ce sont des chiffres inventés.
Par exemple, dans la région entre El Harrouch et Oued
Zenati, il y avait plein de tribus dont les hommes à 60% ont revêtu l’habit de
goumier.
C’est dû à la crise, mais aussi à la pression militaire
française qui était terrible.
Il faut souligner
que les gens étaient aussi dans des rôles doubles.
Ils n’étaient
jamais pour la France ni pour l’Algérie.
Leur obsession,
c’était comment survivre.
Il faut tenir compte de ce facteur-là.
Les gens devaient
survivre, sinon, ils étaient menacés de disparition.
C’est pour dire
que les guerres sont toujours sales, et le tout, c’est de ne pas s’y engager.
Et concernant le
départ massif des pieds-noirs, que certains comme le cinéaste Jean-Pierre
Lledo décrivent comme une fracture profonde, comment le jugez-vous ?
C’est une fracture
énorme, en effet, d’autant plus que l’Algérie, dans son fonctionnement
quotidien, était faite pour eux.
Le problème est
que la question nationale doit être approchée en fonction de la prépondérance
d’une majorité rurale qui n’était pas en contact avec les Français.
Pour eux, ce n’était pas seulement des
étrangers, c’était des ennemis.
Ce n’était pas
exactement le cas dans les villes où on les vivait, certes, comme des
adversaires à combattre, mais on faisait la différence entre les divers groupes
de Français. Il y avait des rapports humains.
Mais à partir du
moment où la ruralité s’est mise en marche, ça devenait un vrai problème, parce
que la ruralité engageait le combat en termes de substitution pure et simple
aux Français.
..........Précisions
de Mohammed Harbi…………
A la suite de la publication le 26 mai 2011 dans El Watan
de l’interview précédente, Mohammed Harbi a tenu à apporter les précisions et
le complément d’informations suivants qui ont été publiés dans l’édition du 28
mai du même journal.
« J’ai pris
connaissance de l’interview que je vous ai donnée.
Permettez-moi d’y
apporter quelques précisions :
Le choix des
titres et des sous-titres a été fait par la rédaction.
Je n’en suis donc
pas le responsable.
Je ne pouvais dire
que les archives françaises qui seront ouvertes en 2012 ’’sont sensibles et
explosives’’.
Elles sont
accessibles depuis plusieurs années mais elles ne sont pas toutes libres à la
consultation.
La mise en cause
d’un dirigeant de premier plan comme Krim par Bentobbal, dont les ’’Mémoires’’
gagneraient à être rendues publiques, doit être contextualisée.
Elle est
intervenue après la mini-crise de direction qui a suivi le meurtre d’Abane
Ramdane.
Si j’ai évoqué cet épisode, c’est pour mentionner qu’il y
a dans la sphère politique des antécédents aux règlements de compte selon des
méthodes maffieuses et non pour discréditer un homme à qui l’Algérie doit
beaucoup.
De tels épisodes
ne doivent pas être occultés si on veut ’’civiliser’’ et réguler le jeu
politique.
La réponse à la question sur ’’les trois tabous’’ que
vous avez évoqués appelle une clarification.
En occultant une
partie de son histoire, l’Algérie s’est condamnée elle-même à l’enfermement.
Prenons par
exemple l’histoire de l’Eglise d’Algérie.
Les tentatives d’évangélisation ont laissé chez les
Algériens vaincus des souvenirs douloureux.
Est-ce une raison pour taire les efforts de cette église
pour s’algérianiser et s’intégrer à la nation, le rôle de ses prêtres et de ses
séculiers dans la résistance ?
Ce faisant on a
laissé la porte grande ouverte au fanatisme, à l’intolérance et aux assassinats.
C’est en pensant
aussi à cela que j’ai répondu à votre question sur les trois tabous.
Le remède aux
dérives du fanatisme religieux est complexe.
Il requiert un
système éducatif autre, un personnel enseignant gagné aux valeurs humanistes et
un aggiornamento de l’islam.
Sur la question
des harkis, je me suis souvent exprimé.
Je ne plaide pas, comme pourraient le croire des gens de
mauvaise foi, l’innocence.
Mais un historien sérieux et un patriote soucieux de la
cohésion nationale ne peuvent pas accepter dans l’examen d’une question
coloniale la mise en œuvre d’une grille d’explication privilégiant le couple
collaboration-résistance.
Il est grand temps
d’arracher le destin de l’Algérie au flot des légendes pieuses et ’’aux brumes
des mythologies qui le masquent de toute part’’.
Il ne faut pas oublier qu’au-delà de ce qu’on appelle
parfois légitimement la collaboration, l’attitude des Algériens s’est surtout
caractérisée par une multitude de tactiques visant à s’y soustraire, tactiques
qui expliquent l’échec de l’Etat colonial à parfaire sa domination sur notre
société.
Une vision saine de l’attitude des Algériens pendant la
guerre de Libération doit inclure toutes les données disponibles.
Je reproduis,
ci-joint, un tableau établi par le professeur C.R. Ageron, tableau qui appelle
débat, confrontation et éventuellement correction.
……………….
Bio express :
Mohamed Harbi est né en 1933 à El Harrouch, près de
Constantine.
Dès 1948, il adhère au PPA-MTLD.
Il part en France en 1953 pour s’inscrire à des études
d’histoire à la Sorbonne.
En 1956, il intègre l’UGEMA puis le comité fédéral de la
Fédération de France du FLN comme responsable de l’information.
En 1958, il rejoint le GPRA au Caire dès sa création.
Il devient le conseiller de Krim Belkacem au ministère
des Forces armées, puis au département des affaires étrangères du GPRA.
Il est nommé ambassadeur en Guinée (1960-1961). Mohamed
Harbi prend part aux premiers accords d’Evian.
Après l’indépendance, il est conseiller du président Ben
Bella et participe à l’élaboration du Programme de Tripoli (1962).
En 1965, il fait les frais du coup d’Etat de Boumediène
et se voit emprisonné pendant cinq ans, puis placé en résidence surveillée.
En 1973, il réussit à s’évader.
Harbi vivra en exil forcé jusqu’en 1991.
Il se consacre dès lors à l’enseignement universitaire et
à son métier d’historien.
Parmi ses nombreux ouvrages : Aux origines du FLN, Le
populisme révolutionnaire en Algérie (1975).
Le FLN, mirage et réalité (1980), 1954, la guerre
commence en Algérie (1984),
L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens (1993), Une
vie debout, Mémoires (2001), Le FLN, documents et histoire 1954-1962 (2004,
avec Gilbert Meynier).
Entretien réalisé par Mustapha Benfodil
Source : El Watan
Glossaire :
- L’OS : L’Organisation spéciale. Bras armé du PPA-MTLD
créée en 1947. Son premier chef était Mohamed Belouizdad, avant d’être remplacé
par Hocine Aït Ahmed. Elle sera démantelée en 1950 suite à l’arrestation de Ben
Bella.
- Le CCE : Comité de coordination et d’exécution, organe
créé par le Congrès de la Soummam. C’est l’instance exécutive du CNRA, le
Conseil national de la Révolution algérienne.
- Le MALG : Ministère de l’Armement et des Liaisons
générales.
Premier appareil de renseignement militaire algérien, le
MALG était le service de renseignement attitré de l’ALN.
Il est couramment présenté comme l’ancêtre de la police
politique en Algérie.
Il était dirigé par Abdelhafidh Boussouf.
- Le MNA : Mouvement national algérien. Parti créé par
Messali Hadj en 1954 avec pour objectif de faire échec au FLN.
Des luttes fratricides feront rage entre les deux
factions, notamment au sein de l’émigration.
– L’Affaire Mellouza :
Elle fait référence au massacre, dans la nuit du 28 au 29
mai 1957, de plusieurs affidés du «général Bellounis», chef des troupes du MNA,
par des commandos de l’ALN dans les hameaux de Mellouza, Béni Ilmane et
Mechta-Casba, dans la wilaya de M’sila, réputés être des fiefs messalistes.
On évoque le chiffre de 300 hommes tués.
– L’Affaire de la « Bleuite » : Par allusion aux «bleus
de chauffe», des auxiliaires algériens retournés par l’armée coloniale contre
le FLN dans La Casbah durant la Bataille d’Alger.
Elle renvoie à une purge perpétrée à partir de 1958 dans
les rangs de l’ALN suite à une grosse opération d’intox et de guerre
psychologique menée par les services secrets français visant à faire croire à
l’existence de traîtres dans les maquis de la Wilaya III.
Longtemps on a imputé ces purges au colonel Amirouche,
une version que réfutent ses compagnons d’armes.
– Décret Crémieux : Il s’agit du décret promulgué le 24
octobre 1870 qui octroie d’office la nationalité française aux israélites
indigènes d’Algérie.
…………….
Mohammed Harbi : citoyenneté et histoire, national et
universel
Par Gilbert MEYNIER
On peut certes être un citoyen sans être un historien.
En revanche, on ne peut à mon sens être historien sans
être citoyen.
En effet, la volonté sans concession de comprendre et
d’éclairer le passé se déduit souvent de l’engagement au présent dans la vie de
la Cité.
C’est, d’une part, la raison pour laquelle Mohammed Harbi
a dû, contraint et forcé, se résigner à devoir vivre dans la froideur de l’exil
tant l’expérience lui avait prouvé qu’il lui était difficile de vivre et
travailler dans le libre épanouissement dans son pays.
C’est d’autre part, aussi, la raison pour laquelle, dans
le champ historien comme dans le champ citoyen, Mohammed Harbi s’est toujours
situé du côté de l’analyse et de la réflexion, contre celui de l’instinct et du
réflexe.
Son camp est bien celui des vrais intellectuels, lesquels
ne peuvent être que de vrais citoyens, aux antipodes des forteresses investies
par les croyants irraisonnés.