La promesse technologique qui fait rêver la Chine
Par Sébastian SEIBT - 05/12/2019.
Pékin utiliserait des échantillons de sang prélevés sur
des Ouïghours pour mener des recherches sur une technologie émergente qui
permet de déduire des caractéristiques physiques, telles que la couleur des
yeux ou de la peau, à partir de l’ADN.
Des scientifiques s'élèvent contre l'utilisation à
mauvais escient de ces expérimentations.
Images d'une étude réalisée en 2013 sur des images
faciales humaines en 3D. Crédit ...BMC Bioinformatics
Opprimés et utilisés comme cobayes scientifiques. Les
Ouïghours, cette minorité musulmane sous stricte surveillance chinoise dans la
région du Xinjiang, sont forcés à donner leur sang aux autorités chinoises.
Prédire les caractéristiques faciales à partir des ADN
observés / Crédit : Nature communications
Ces dernières s’en servent pour établir un vaste fichier
biométrique et mener des recherches sur une technologie émergente, qui suscite
de nombreux fantasmes : le phénotypage d’ADN, affirme le New York Times mardi 3
décembre. Cette technique a pour but de déduire des caractéristiques physiques
de l’ADN.
L’enquête du quotidien américain a suscité un certain
remous dans la communauté scientifique.
Le New York Times affirme, en effet, que ces recherches
doivent permettre à la Chine de faire de la reconstruction d’imagerie faciale à
partir de l’ADN.
La Chine utilise l’ADN pour cartographier les visages,
avec l’aide de l’Occident, rapporte le New York Times. Suite au scandale
provoqué par la mise en lumière de nombreux documents sur le traitement du
peuple Ouïghour en Chine, le journal est donc bien décidé à continuer ses
révélations. Il semblerait qu’outre ses pratiques d’internement, le
gouvernement chinois ait également prélevé des échantillons de sang sur des
centaines d’individus de la région du Xinjiang.
En clair, Pékin chercherait à perfectionner cette
technologie pour pouvoir établir des portraits robots à partir d’échantillons
de sang, afin d’améliorer ses algorithmes de reconnaissance faciale.
Le Big Brother chinois se nourrirait, tel un vampire
technologique, du sang de sa population pour mieux la surveiller.
Sauf que de l’avis de tous les experts interrogés, la
capacité de créer des portraits robots fidèles à partir de l’ADN relève encore
de la science-fiction plutôt que de la réalité.
Vampire
technologique
Une des raisons pour lesquelles ce fantasme au sujet du
profilage ADN a pris corps tient à un fait divers de 2015 survenu en Caroline
du Sud.
Dans une affaire de double meurtre, la police avait fait
circuler un portrait-robot du suspect réalisé par un ordinateur à partir d’un
échantillon d’ADN prélevé sur les lieux du crime.
Mais rien n’indique que cette prouesse technologique
avait joué un rôle déterminant dans l’arrestation du tueur présumé.
“Il faut avoir conscience des limites de cette
technologie pour ne pas exagérer les possibilités offertes”, affirme Matthias
Wienroth, chercheur à l’université de Newcastle, qui travaille sur les
implications éthiques et sociales de l’utilisation de biotechnologies et a
cosigné une lettre ouverte sur l’utilisation du phénotypage d’ADN dans les
affaires criminelles, contacté par France 24.
Le phénotypage d’ADN est une technologie relativement
récente “dont les origines remontent à la fin des années 1990, mais qui ne
suscite un réel intérêt que depuis les années 2010 lorsque des applications
concrètes ont semblé possible”, explique Matthias Wienroth.
L’idée est d’identifier dans l’ADN d’une personne les
marqueurs génétiques qui influent sur des caractéristiques physiques.
“À l’heure actuelle, on peut prédire à partir de l’ADN
quelle est la couleur des yeux, celle des cheveux ou encore de la peau.
Mais il s’agit de catégorie générale”, explique Manfred
Kayser, directeur du département d’identification génétique à l’Erasmus MC
University Medical Center de Rotterdam, contacté par France 24.
La technologie ne permet pas, par exemple, de
différencier entre des yeux bleus clairs ou bleus foncés ou entre des cheveux
blonds et châtains clairs.
Elle peut aussi donner des informations sur l’origine
géographique, indiquant si une personne vient plutôt d’Europe, d’Afrique ou
d’Asie.
Deviner la couleur
de cheveux, des yeux ou de la peau
Comme pour toute technologie récente, les connaissances
évoluent aussi très vite.
“On s’attend à mieux pouvoir prédire dans le futur la
structure des cheveux, la présence de grains de beauté, la couleur de sourcils
ou encore si un homme est chauve ou non”, précise Manfred Kayser, l’un des
principaux spécialistes mondiaux du phénotypage d’ADN.
Des promesses qui intéressent au premier chef la science
médico-légale et la police.
Si, en Europe, le recours à cette technologie est encore
largement interdit, aux États-Unis, “elle a déjà été utilisée dans plusieurs
affaires”, souligne Matthias Wienroth.
Mais attention à ne pas crier "eurêka" à la
moindre trace d’ADN trouvé sur les lieux d’un crime.
L’analyse du code génétique “ne donne que des
probabilités et des pas des certitudes”, souligne le spécialiste de
l’université de Newcastle.
Il ne permet pas, non plus, d’identifier des “individus,
mais seulement des types de personnes”, note cet expert.
C’est la raison pour laquelle l’idée de portraits robots
leur semble encore saugrenue.
“Si vous tentiez de faire deviner à un ordinateur à quoi
je ressemble à partir de mon ADN, il en ressortirait un visage d’Européen
lambda”, affirme Peter Claes, chercheur à l'université catholique de Leuven,
qui travaille depuis plus d'une décennie sur cette technologie.
D’abord, parce que les scientifiques sont encore très
loin de comprendre tous les marqueurs génétiques, qui influent sur la forme
d’un visage.
Et ensuite, parce qu’il “faut aussi prendre en compte des
facteurs environnementaux, tels qu’un régime alimentaire particulier, qui
peuvent influer sur notre apparence et n’ont rien à voir avec la génétique”,
explique Peter Claes.
Préjugés et
stéréotypes
Pour lui, le phénotypage d’ADN doit avant tout servir à
“éliminer des suspects potentiels qui n’appartiennent pas aux types d’individus
désignés par l’analyse du code génétique”.
C’est ce qui s’est passé en 2003 lors de la traque d’un
tueur en série en Louisiane.
La police avait identifié un suspect qui correspondait au
profil psychologique, mais des traces d’ADN l’ont blanchi car il n’avait pas la
bonne couleur de peau.
Procéder par élimination permet aussi de minimiser l’un
des principaux risques soulignés par les experts interrogés : que le
phénotypage d’ADN accentue les préjugés et les stéréotypes.
Si l’analyse de l’ADN indique qu’un suspect n’est pas de
type caucasien, cela ne devrait pas pousser la police d’un pays européen à
chercher uniquement parmi la population immigrée car il peut très bien y avoir
des ressortissants nationaux de couleur.
Le phénotypage d’ADN est donc un nouvel outil “dont il ne faut pas exagérer les
possibilités ou nier les défauts”, souligne Matthias Wienroth.
La Chine n’est ainsi probablement pas en train de se
constituer un immense fichier de portrait-robot de Ouïghours grâce à leur ADN.
Ce qui est beaucoup plus probable “c’est que les
autorités cherchent à identifier les caractéristiques qui permettent de repérer
facilement qui appartient à cette minorité”, estime Peter Claes.
Un travail de profilage génétique inquiétant qui, d’après
lui, “risque de donner une très mauvaise réputation à une technologie qui, par
ailleurs, peut être très utile si elle est utilisée à bon escient”.