Par Karim Amellal – 04/06/2019
Pour l’écrivain Karim Amellal, le tournant que vit le
pays est l’occasion de définir un nouveau projet de société «
respectueux de toutes les cultures, de toutes les mémoires et de toutes les
religions ».
Des étudiants manifestent à Alger, le 7 mai. RYAD KRAMDI / AFP
En Algérie, depuis
le 22 février, la mobilisation populaire ne faiblit pas.
Les millions de citoyens qui ont défilé pacifiquement
dans les rues ne réclament pas seulement le changement du régime et une
véritable transition, ils veulent aussi que leur avenir commun se transforme.
Manifestation à Alger, le 17 mai 2019, contre le
pouvoir en place. Ramzi Boudina / REUTERS
Dans cette période de rupture, inédite depuis
l’indépendance, beaucoup s’interrogent sur les valeurs qui pourront, demain,
constituer le socle d’un nouveau pacte national.
Lors d’une manifestation à Alger, le 31 mai 2019. RYAD KRAMDI / AFP
Les réponses sont aussi multiples que les aspirations,
souvent contradictoires, qui traversent le pays. Si l’on discute laïcité et
droits des femmes à Alger ou à Oran, il n’en va pas de même dans le pays
profond.
Le 21 mai à Alger./ AFP / - - / AFP
A l’Algérie conservatrice et religieuse du centre du pays
ou des faubourgs des grandes villes répond, pour l’écrire vite, un libéralisme
affirmé des élites du littoral et d’une petite partie de la jeunesse éduquée.
Les deux convergent aujourd’hui dans les rues à travers
un mot d’ordre politique – le changement de régime – qui prime pour l’instant
sur la définition d’un nouveau projet de société, mais pour combien de temps ?
Des manifestants algériens, à Alger, le 31 mai 2019.
Fateh Guidoum / AP
Depuis le début, avec des fortunes diverses, les divers
courants qui traversent la société algérienne et structurent les opinions se
révèlent.
Des étudiants brandissent une pancarte dénonçant la
mort du militant Kamel Eddine Fekhar, à Alger, le 28 mai 2019. RYAD KRAMDI /
AFP
Les islamistes, dont les efforts pour prendre la main sur
le mouvement ont jusque-là été vains, ne réclament plus, comme dans les années
1990, l’instauration d’un Etat islamique.
Ils veulent s’asseoir à la table de la transition
démocratique, comme en Tunisie, pour faire prévaloir en temps utile leurs
options religieuses sur les grands sujets de société. Les « laïcs » ou les «
démocrates », comme on les nomme souvent, tentent d’imposer leurs voix à un moment
où celles-ci, après de longues années d’hiver, résonnent dans les rues.
Algérie : pourquoi la « décennie noire » de guerre
civile est encore taboue
Dans le tumulte du hirak se mêlent ainsi des projets de
société profondément différents qui posent tous la question de ce qui « fait »
la nation algérienne. Autrement dit, de son identité, conçue ici non dans un
sens immuable, dangereux, mais au contraire dynamique, à la fois par rapport à
ce qui la constitue et ce qui l’environne.
Or l’identité de
l’Algérie est fondamentalement plurielle.
Berbère, arabe,
africaine, méditerranéenne
Le récit national algérien a le plus souvent été conçu,
au cours des dernières décennies, sur un mode restrictif, voire exclusif.
Construit dans la douleur, par la déchirure nécessaire
avec le corps du colonisateur, il s’est rapidement articulé, en les
essentialisant souvent, autour de l’arabité et de la religion.
Le paradigme identitaire qui s’est hélas répandu dans les
manuels scolaires en biberonnant des générations d’Algériens fut celui d’une
Algérie arabe et musulmane, arabe parce que musulmane, musulmane parce
qu’arabe.
Il faut comprendre, au sortir de la guerre d’indépendance,
la genèse de cette histoire et la nécessité, après les affres de la
colonisation, d’inventer une identité nationale solide, a fortiori dans un
contexte puissamment influencé par le nationalisme arabe.
De même, l’arabité et l’islam sont des constituants
majeurs, à bien des égards structurants, de l’imaginaire algérien, du précipité
culturel national.
Mais il n’y a pas
que cela.
L’Algérie est
berbère, arabe, africaine, méditerranéenne.
L’Algérie est la terre nourricière de musulmans qui
forment une majorité, mais aussi d’athées, de juifs, de chrétiens, dont
certains, il ne faut pas l’oublier, ont versé leur sang pour la faire vivre ou
pour la libérer.
J’aime penser que
l’Algérie est la mère de tous ceux-là, par-delà les turpitudes de l’histoire.
Par-delà les
constructions rigides, politiques, idéologiques, qui ont été façonnées après la
guerre.
Par-delà aussi les
influences religieuses, dogmatiques, qui viennent du Golfe et ont largement
contribué, ces dernières années, à la bigoterie ambiante.
Refonder le récit national algérien implique aussi, me semble-t-il,
d’y inclure tous ceux qui, de gré ou de force, ont quitté l’Algérie mais,
par-delà leurs enracinements particuliers, leur attachement à leur pays
d’adoption, conservent un lien indéfectible, d’imaginaire et de sens, avec le
pays d’origine.
Tout ce qui, par-delà les mers, nous unit à travers une
mémoire commune et un destin partagé.
Les «
Franco-Algériens » participent de cette histoire.
Mais qui sont-ils
?
S’agit-il des seuls binationaux, c’est-à-dire ceux qui
possèdent, strictement, la double nationalité française et algérienne ?
J’aime à penser
que tous ceux qui aiment l’Algérie pourraient se reconnaître dans une
définition bien plus large qui dépasse le seul droit ou le seul sang.
Les « immigrés »,
leurs enfants ou petits-enfants, mais aussi les enfants de couples mixtes, les
pieds-noirs, pourquoi pas aussi ceux qu’on appelait les « coopérants »,
dont beaucoup ont passé de nombreuses années en Algérie et en gardent un
souvenir impérissable, sont les héritiers et les acteurs de cette histoire partagée.
La « diaspora
algérienne » est dans une large mesure française autant qu’algérienne.
Elle est constituée de toutes celles et tous ceux qui
entretiennent, par-delà les sinuosités de leurs vies, un lien affectif, vivant,
positif avec l’Algérie, même en n’y vivant pas, ou plus.
Hélas, elle a souvent été reléguée à l’extérieur, comptée
pour quantité négligeable, parfois méprisée.
Un pays
démocratique, ouvert et accueillant
Sans préjuger du destin que, un jour prochain, les
Algériens se donneront, je crois que l’heure est venue de parvenir à
réconcilier tous les enfants de l’Algérie, tous ceux qui partagent cette
culture ancienne, composite, non réductible à une religion ou à une composante
ethnique – quelle absurdité !
Cela doit se faire
en affrontant l’histoire, en n’oubliant rien de la colonisation et de ses
odieux crimes, bien sûr, mais en ne s’enfermant pas dans le passé et encore
moins dans une vision mythifiée de celui-ci.
Nous assistons d’ailleurs à un tournant dans le pays :
ceux qui tiennent les rues aujourd’hui sont jeunes pour l’essentiel, tournés
vers l’avenir.
Ils ne se
reconnaissent pas dans la génération des Bouteflika, Bensalah ou Gaïd Salah,
qui appartiennent au passé.
Je crois que ces millions d’Algériens qui conduisent avec
courage et fierté cette révolution pacifique rêvent d’un pays qui soit non
seulement démocratique, mais aussi libre, ouvert, accueillant, respectueux de
toutes les cultures, de toutes les mémoires, de toutes les religions mais aussi
de ceux qui n’en ont pas, un pays qui ne soit pas arc-bouté sur son passé,
aussi glorieux fut-il, mais qui entre de plain-pied dans le monde tel qu’il
est.
- Karim Amellal est écrivain, enseignant à Sciences Po et
directeur de Civic Fab. Dernier livre paru : Dernières heures avant l’aurore
(L’Aube, 2019).
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En Algérie, il est
plus difficile de ne pas jeûner que de faire le ramadan.
Par Ali Ezhar - 26/05/2019.
Ils sont jeunes et refusent de se plier au mois de
carême, dont ils pensent qu’il est plus dicté par l’habitude que par des
motivations religieuses.
Le front de mer à Alger, où les habitants préparent le
repas de rupture du jeûne de ramadan. RYAD KRAMDI / AFP
D’abord, Anis avait donné rendez-vous au siège d’un parti
politique sur les hauteurs d’Alger.
Là-bas, à l’heure du déjeuner, sympathisants et militants
ont l’habitude de se retrouver dans une pièce aux fenêtres opaques pour
partager gueuleton et cigarettes.
Même en cette période de ramadan.
Abdel sert ses clients en pâtisseries orientales au
Havre (Seine-Maritime), le 18 mai 2018. CHARLY TRIBALLEAU / AFP
Finalement, ce parti progressiste a refusé d’accueillir
le groupe d’amis le temps d’une interview : les responsables auraient été
prévenus trop tard.
Après avoir marché quelques kilomètres vers le
centre-ville sous un soleil hostile, la bande de copains se pose dans un recoin
du parc de la Liberté, à l’abri des regards et des oreilles, pour évoquer les
raisons qui les ont poussés à ne plus suivre le rituel du ramadan pourtant
sacré chez les musulmans.
« J’aurais aimé vous inviter à boire un café pour
échanger sur le sujet », se confond en excuses le jeune homme de 20 ans. Mais,
en ce mois de carême, restaurants et bars de la capitale sont fermés toute la
journée.
« Hors la foi »
Perfecto sur les épaules, pendentif en forme de marteau
de Thor autour du cou, cet étudiant en informatique, qui se dit athée, ne jeûne
pas.
« Même mes parents ne savent pas pourquoi ils font
ramadan : ils jeûnent par habitude.
Ah, si, ma mère le fait pour maigrir. » Rire général.
Ce fan du groupe de metal néerlandais Carach Angren vit
dans une cité HLM de Dely Brahim, dans la banlieue ouest d’Alger, où désormais
le voisinage sait qu’il est « hors la foi ».
« Au début, j’ai eu des problèmes, j’ai dû mentir,
prétexter que j’étais malade. J’aurais tellement préféré leur dire :
“Je vous emmerde, et je fais ce que je veux” »,
lance-t-il.
Anis ne supporte plus le poids des traditions et la
pression sociale qui étouffent une partie des Algériens.
« J’ai découvert que la majorité des jeunes de mon
quartier ne faisait pas ramadan.
Mais ils ne le montrent pas », assure-t-il.
Dans son monde, les non-jeûneurs se cachent pour manger :
voiture, toilettes, hall d’immeuble…
Jamais dans la rue en public.
« Cela vaut mieux ainsi, parce que c’est dangereux »,
souffle-t-il en rappelant que le 11 mai des étudiants ont été violemment
agressés dans l’enceinte du campus de Bouzareah, au nord-ouest d’Alger, après
avoir été surpris en train de casser la croûte.
« Moi aussi j’en suis venu plusieurs fois aux mains »,
raconte posément Nazim, 22 ans, étudiant en informatique qui habite dans une
cité de Bordj Al-Kiffan, à l’est de la capitale.
« Mais moi, je ne me cache pas, assure le garçon aux
cheveux longs, dégaine de geek.
Je sens la frustration des autres jeunes, leur manque de
liberté.
Ils sont musulmans
par héritage sans avoir la possibilité d’interroger les bases de leurs
convictions. »
« C’est de
l’hypocrisie », enchaîne Mehdi, la gorge sèche.
Le trentenaire rêve de siffler sa bouteille d’eau d’une
traite.
Ouvrier en bâtiment sans travail depuis plusieurs jours,
il est anarchiste jusqu’au bout des poils de sa barbe taillée façon hipster.
« Je suis pour la liberté », affirme-t-il sobrement.
Alors, jeûner ou pas est un problème qui, à ses yeux, ne
devrait même pas se poser, estime-t-il en regrettant que « la spiritualité soit
devenue une pratique mécanique ».
« Ainsi, si je ne jeûne pas, on dit que je suis une
mauvaise personne.
Que je combats l’islam.
Si on me voit boire, les gens vont avoir peur de moi,
penser que je suis différent, que c’est une provocation, que je vais ruiner la
société.
C’est un problème psychologique », s’emporte-t-il.
Pour ce groupe de copains, le ramadan n’a donc rien de «
sacré ».
« On voit des gens se soûler, fumer du shit, trafiquer,
mais ils osent dire :
“Pas touche au ramadan, c’est sacré” », ironise Mehdi.
« Tu as raison, en réalité, il y a plus de choses à
raconter sur les jeûneurs que sur les non-jeûneurs.
Ils voudraient être libres comme nous, mais ils subissent
», observe Anis qui tient tendrement la main de Zora.
« Je ne jeûne plus
car je n’y crois plus, c’est aussi simple que cela », raconte la jeune
commerciale de 26 ans qui a « quitté » l’islam depuis un moment déjà, même si
son visage poupin reste enveloppé d’un voile noir.
« Je le porte depuis longtemps et ne peux pas l’enlever,
les gens ne comprendraient pas, explique-t-elle d’une douce voix. ²
C’est ça, la
pression sociale. »
Zora s’est éloignée de la religion quand elle s’est
aperçue qu’elle n’obtenait pas de réponses à certaines de ses interrogations
sur l’évolution et les origines de l’homme.
« J’ai eu les mêmes doutes, mais on m’a interdit de poser
des questions sur ces sujets scientifiques », renchérit Aymen.
Timide, dans son jogging blanc, le garçon fait son
premier « non jeûne » et mesure là qu’il est « plus difficile de ne pas faire
ramadan que de le faire…
Mais, pour moi, c’est une victoire », ajoute-t-il du haut
de ses 24 ans.
« Je me sens enfin libre. »
Plus jeune, l’étudiant en journalisme issu d’une famille
conservatrice était très croyant.
Jusqu’à lire le Coran des heures durant.
Alors, aujourd’hui, pour ne « pas faire de peine » à ses
parents, il leur cache qu’il ne fait pas ramadan.
Comme Zora et Mehdi. « Je ne veux pas leur faire du mal
», renchérit la jeune fille.
« Mon père est imam, si je lui dis, il sera triste, je ne
veux pas le perdre, je l’aime », se désole Mehdi.
« Arme idéologique
»
A l’heure des grandes manifestations pour exiger le
départ du « pouvoir » en place et une nouvelle République, ces jeunes-là
espèrent que l’Algérie optera pour la laïcité et que l’islam ne sera plus la
religion d’Etat.
« On sent une
intolérance envers nous. On n’est pas obligés de croire de la même manière,
chacun a son mode de vie », ajoute Zora.
Si la Constitution algérienne garantit la liberté de
culte, de conscience et d’opinion et n’a pas prévu d’envoyer les citoyens en
prison pour celui qui ne « respecte » pas le jeûne, pourtant, un article du
Code pénal – le 144 bis 2 – est utilisé
« comme arme idéologique », selon des avocats, car il prévoit des peines
d’emprisonnement pour « quiconque offense le Prophète (paix et salut soient sur
lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam,
que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen ».
« Voilà pourquoi
il faut se cacher, on peut utiliser cet article contre les non jeûneurs »,
assure Anis.
Rachid Fodil, 29 ans, connaît bien cette loi qui punit le
blasphème : il a passé une année en prison, en 2017, pour avoir consacré une
page Facebook à « l’islam avec le dialecte algérien ».
« Je traduisais le Coran avec l’accent algérien et ça n’a
pas plu, raconte-t-il en mâchouillant son chewing-gum.
En première instance, j’avais été condamné à cinq ans de
prison, en appel ma peine a été réduite. »
A l’ombre, il s’est tenu à carreau ; pour faire bonne
impression et pour être tranquille, il a dû faire la prière devant les matons,
histoire de leur montrer – et de prouver – qu’il n’avait rien d’un hérétique.
Il a passé son bac en cellule et étudie aujourd’hui à
l’université de Bouzareah pour devenir archiviste.
La prison ne l’a pas changé, bien au contraire.
« Après ce que
j’ai vécu, je devrais jeûner ? Ça n’a pas de sens, je suis athée », argue le
trentenaire.
C’est l’heure de se quitter.
Certains iront faire des courses dans les boulangeries et
les épiceries qui restent ouvertes.
L’un d’eux s’apprête à commander une pâtisserie : le commerçant, qui semble avoir compris,
lui lance dans un sourire : « A consommer tout de suite ? »
Ali Ezhar (Alger, correspondance)