Par herodote.net – 03/12/2018.
L’anthropologue et historien Emmanuel Todd s’exprime sur
la révolte des Gilets jaunes.
D’emblée, il avoue sa surprise et son bonheur devant
cette révolte populaire sortie des profondeurs du pays.
Il s'inquiète toutefois du risque de polarisation et de
guerre civile, qu'une dissolution de l'Assemblée ne pourrait suffire à écarter,
selon lui.
La solution pourrait venir d'une prise de responsabilité
des députés actuels et notamment du parti présidentiel pour qu'ils remettent le
président dans le droit chemin et, pour le moins, abolisse les taxes
incriminées.
L'historien observe un retour de tous les grands États au
protectionnisme et déplore que le président Macron, en retard d'une guerre,
tarde à prendre acte du changement d'époque.
Il s'accroche à un unique mantra : résorber les déficits
publics et mériter les félicitations de la chancellerie allemande et de la
banque centrale européenne (voir Emmanuel Macron : « garder le cap ! » Oui,
mais quel cap ?).
Bien au-delà, le problème de fond est que le président de
la République française, qui dispose de plus de pouvoir que les rois de
l'Ancien Régime, n'en peut rien faire parce que la France a sacrifié sa
souveraineté sur l'autel de l'euro.
Abusés par la classe politique, les Français eux-mêmes,
dans leur grande majorité, n'ont pas eux-mêmes conscience de ce que la monnaie
unique est directement responsable de leurs maux : désindustrialisation
accélérée, démantèlement des services publics, endettement public.
…………………….
Cartographie des colères françaises avec Emmanuel Todd
Par franceculture.fr - 03/12/2018.
- France culture reçoit Emmanuel Todd, historien et
anthropologue, pour décrypter le phénomène des gilets jaunes.
Un sondage Elabe pour BFMTV publié la semaine dernière
montre que 75% des Français approuvent le mouvement des gilets jaunes.
Le mouvement semble dès lors parti pour durer, d’autant
que Les propositions formulées mardi dernier par Emmanuel Macron pour répondre
aux revendications des gilets jaunes n’ont pas convaincu, et que la rencontre
avec le Premier ministre qui devait avoir lieu vendredi a été largement
boycottée par leurs représentants.
Après la nouvelle manifestation de samedi dernier, nous
nous penchons sur la complexité et la diversité sociale de ce mouvement.
Peut-on savoir qui sont les gilets jaunes ?
Pour en discuter, nous recevons Emmanuel Todd, historien
et anthropologue, auteur de Après la démocratie (Gallimard, 2012) et Où en
sommes-nous ?
Une esquisse de l'histoire humaine (Seuil, 2017).
- Cartographie des gilets jaunes :
La carte de la révolte des gilets jaunes ne correspond
plus aux vieilles régions anthropologiques et religieuses…
On a vraiment l’impression que la carte de ces mouvements
de gilets jaunes est plutôt homogène sur le territoire national.
- La position du gouvernement :
On peut imaginer que, dans une situation de chaos et
d’inquiétude, cette sympathie générale de la population pour le mouvement cède
devant la peur du désordre.
Et je pense que le gouvernement cherche le chaos pour
créer cette rupture.
Je considère que Macron est à l‘offensive dans cette
stratégie du chaos… la priorité d’un gouvernement républicain responsable dans
cette ambiance de chaos qui est en train de s’installer, c’est d’abolir ces
taxes sur les carburants.
- Macron n’a aucun pouvoir à cause de l’Euro.
Il n’a le pouvoir que de contracter les dépenses… les
Français ne s’en rendent pas compte….
La zone euro est devenue une zone de guerre commerciale
maximale…
On vit dans une société où le mot d’ordre est la
compression de tout.
- L'éducation :
Si vous regardez les stratifications du vote en termes de
niveau d’éducation, les sondeurs se rendent compte que le meilleur prédictif du
vote, ça va être le niveau éducatif atteint.
- Climat social :
Au stade actuel, on est dans un moment que les gens
décrivent comme insurrectionnel, ce qui est exagéré.
Mais il y a une certaine urgence à apaiser le climat
social…
Je pense que le risque majeur pour la France, ça n’est
pas la révolution maintenant, c’est plutôt le coup d’Etat.
Emmanuel Todd.
………………………..
Emmanuel Macron : « garder le cap ! » Oui, mais quel cap
?
Le blog de Joseph Savès
Le président français, comme ses deux prédécesseurs, n'a
d'yeux que pour les comptes publics.
Il ramène toute sa politique à l'objectif obsessionnel de
réduire à la fois l'endettement de l'État et la charge fiscale.
C'est à cela et uniquement à cela qu'il pense quand il
proclame sa volonté de « garder le cap ».
L'ennui est que cet objectif est inatteignable dans le
cadre de la monnaie unique, avec un déficit commercial structurel...
En fait de cap, le président Macron, son entourage et la
plus grande partie de la classe politique parisienne visent à rien d'autre que
de satisfaire la Commission européenne, la Banque européenne et la chancellerie
allemande.
Avec les représentants de ces institutions, ils n'ont
d'autre rêve que d'aligner la France (et les autres États européens) sur le «
modèle » allemand.
Rêve impossible car le succès apparent des entreprises
allemandes repose sur leurs exportations massives.
Pour que l'Allemagne puisse réaliser un excédent
commercial aussi massif (10% de son PIB !), il faut que ses « partenaires » se
résignent à un déficit aussi massif. C'est le cas de la France en particulier.
Les raisons de l'échec
Si l'État français est donc obligé d'imposer massivement
les particuliers et les entreprises et s'il doit aussi lourdement s'endetter
auprès des banques étrangères, ce n'est pas en raison de prétendus gaspillages
(ils existent bien évidemment mais ne sont guère plus importants dans les
administrations françaises qu'ailleurs, y compris dans les grandes entreprises
privées).
C'est pour une raison majeure que nous avons largement
analysée et détaillée par ailleurs (Comment la monnaie unique tue l'Europe).
Rappelons-en les grands principes :
• Quand les monnaies étaient autrefois alignées sur l'or
ou l'argent avec un taux de change fixe, les États protégeaient leurs
producteurs contre les concurrents étrangers plus ou moins loyaux ou agressifs
avec des droits de douane.
Les droits de douane permettaient aussi aux pays arriérés
de protéger leurs industries naissantes et de combler ainsi leur retard.
• Quand les Européens ont progressivement supprimé les
obstacles douaniers au sein de leur Communauté, les économies nationales les
plus fragiles ont pu néanmoins encaisser le choc car les monnaies n'étaient
plus depuis 1973 fixées sur le cours de l'or.
Elles se sont mises à fluctuer les unes par rapport aux
autres de façon que les balances commerciales restent toujours à l'équilibre exportations=importations)
: si un pays importait plus qu'il n'exportait, sa monnaie se dévaluait et les
importations, devenues plus chères, diminuaient cependant que les exportations
progressaient.
C'est ainsi que le franc a vu sa valeur par rapport au
mark allemand divisée par trois entre 1949 et 1989 en permettant à l'industrie
française et au niveau de vie des Français de progresser fortement !
• Le garde-fou monétaire a disparu avec l'introduction de
la monnaie unique en 1999-2001.
Sans protection douanière ni souveraineté monétaire, les
économies les plus fragiles de l'Union européenne, dont la France, ont été
aussitôt laminées par le rouleau-compresseur des exportations allemandes.
La raison tient à des choix de société : les patrons
allemands ont une économie bipolaire avec d'un côté une industrie vouée à
l'exportation (automobile, chimie...) et des ouvriers choyés, de l'autre une
industrie et des services dont on comprime les coûts au maximum avec des
employés essentiellement immigrés et sous-payés ; les Français ont une vision
plus égalitaire des rapports sociaux et ne veulent priver personne des «
bienfaits » de la consommation.
Ils tirent même fierté d'acheter des produits allemands
plutôt que français !
Dans ces conditions, l'État français se voit obligé de
compenser par des aides sociales et des emplois fictifs ou à faible valeur
ajoutée (associations, administrations) les revenus perdus du fait de la
destruction des emplois industriels et de la fuite des capitaux à l'étranger.
Il est conduit à emprunter aux banques étrangères - et en
particulier allemandes - les surplus monétaires qu'elles ont engrangés du fait
du déficit commercial de la France !
La mort annoncée de l'Europe
Ces emprunts ne sont que reculer pour mieux plonger !
À moins d'une
remise en cause profonde de la monnaie unique et d'une relance de l'industrie,
les Français sont condamnés à s'appauvrir comme c'est déjà le cas des
Espagnols, des Grecs ou encore des Portugais.
Les jeunes gens chèrement formés par l'État ne sont pas
pour leur part résignés à se sacrifier.
Ils profitent donc des facilités de déplacement offertes
par l'Union européenne pour émigrer vers des cieux plus cléments : Canada,
Suisse, Royaume-Uni...
Cette « fuite des jeunes cerveaux » est déjà bien engagée
en France (plusieurs dizaines de milliers de départs par an « compensés » par
l'arrivée de jeunes immigrants africains).
En Grèce comme en Croatie, en Espagne ou au Portugal,
l'émigration de la jeunesse éduquée est devenue telle qu'elle a pratiquement
annihilé tout espoir de redressement de ces pays, les vouant à une lente
descente aux enfers.
Rappelons qu'aucun pays n'a jamais tiré un quelconque
bénéfice de la fuite de ses jeunes.
Si en 1953, la Corée du sud, qui connaissait alors une
extrême misère conjuguée à la famine et à la guerre, avait laissé fuir sa
jeunesse, serait-elle trente ans plus tard devenue l'un des pays les plus
prospères de la planète ?
Notons une confusion semblable en ce qui concerne le
libre-échange.
Comme tout un chacun, ces personnes observent à juste
titre que le commerce international se développe de concert avec l'économie.
Elles croient y voir une relation de cause à effet :
faciliter le commerce par le libre-échange va avoir des effets bénéfiques sur
la croissance.
Dans les faits, c'est tout le contraire qui s'observe :
c'est parce que les différentes économies nationales sont solides et saines, à
l'abri des prédateurs et du dumping éventuel derrière des protections raisonnables,
qu'elles peuvent générer de la croissance et, partant, s'inclure avec succès
dans le commerce international !
En ayant supprimé tous les dispositifs qui protégeaient
les plus faibles des plus forts, la zone euro libre-échangiste est devenue la
zone d'affrontement économique la plus violente du monde !
L'excédent commercial allemand peut continuer de ravager
l'industrie et l'agriculture des autres pays sans que personne ne s'en soucie.
On n'observe rien de comparable dans les rapports entre
les nations restées souveraines :
Chine, États-Unis, Japon... peuvent avoir des différents
mais finissent par les résoudre autour de gré à gré.
Vingt ans après l'instauration de la monnaie unique, il
devient très difficile de sortir de cette impasse qui tue l'Europe à petit feu.
Nous voyons arriver à l'âge adulte une génération qui n'a
connu que l'euro et ignore ce que peut signifier la souveraineté monétaire d'un
État.
D'autre part, les retraités et les épargnants se sont
laissés convaincre que le renoncement à l'euro entraînerait la perte de leur
patrimoine !
La classe politique ne se fait pas faute de rabâcher
cette ineptie.
Dans l'hypothèse du retour à une monnaie nationale,
doublée d'une monnaie commune européenne destinée aux échanges extra-européens
(voir Une solution : la monnaie commune), il y aurait bien entendu une
dévaluation immédiate et naturelle de la monnaie nationale, pour les raisons
susdites (corriger le déficit commercial).
Cette dévaluation serait la voie nécessaire pour une ré-industrialisation
du pays, une résorption du chômage et un retour à l'équilibre des comptes
publics.
En quoi la dévaluation lèserait-elle les épargnants ?
Si ceux-ci vivent en France et consomment français, la
dévaluation sera pour eux transparente, sans effet aucun (comme le furent
d'ailleurs les dévaluations des années 1960-1980).
Au contraire, en renforçant l'économie française, la
dévaluation garantira le paiement des pensions de retraite dans les décennies à
venir.
Un enfant peut comprendre cela mais pas le président de
la République ni son entourage d'économistes néolibéraux.
Le président Macron dans l'impasse
Revenons à notre président Emmanuel Macron.
Plus encore que ses prédécesseurs, il s'est convaincu des
bienfaits de la monnaie unique et de la supériorité du néolibéralisme.
Le néolibéralisme est une idéologie apparue dans les
années 1980 (voir Le sursaut des années 1980).
Elle place l'entreprise au centre du jeu social et voit
l'État comme un empêcheur de tourner en rond et une source de coûts qu'il
convient de réduire.
Elle fait aussi de l'actionnaire l'acteur le mieux à même
de comprendre l'intérêt de l'entreprise.
Cela peut se vérifier avec les entreprises familiales :
une enquête de l'historien Jacques Marseille a montré qu'elles sont
indubitablement les mieux gérées sur le long terme.
Mais c'est tout à fait faux dans le cas des entreprises
soumises aux jeux de la Bourse.
Les prédateurs n'ont alors qu'un objectif : augmenter au
plus vite le cours des actions qu'ils viennent d'acheter afin de les et
revendre avec profit.
Pour cela, soit ils compriment les coûts et suppriment en
particulier les investissements d'avenir, soit ils dépècent l'entreprise et la
vendent « par appartements ».
Les néolibéraux qui ont pris le pouvoir dans les
instances européennes prônent donc le renoncement des États à toute forme de
politique industrielle qui viserait à favoriser ou aider tel ou tel secteur.
Exit les grands projets intergouvernementaux.
Airbus et Arianespace appartiennent à un passé révolu.
Les néolibéraux prônent aussi la suppression des
barrières de toutes natures au nom de la « concurrence libre et non faussée ».
C'est ainsi que les entreprises d'État chinoises et les
géants américains de l'internet peuvent faire leur marché en Europe !
Mais il n'y a pas de réciproque et les entreprises
européennes sont empêchées de faire pareil en Chine comme aux États-Unis.
À coup d'amendes colossales sous les prétextes les plus
éhontés, les juges américains soumettent à leur loi les entreprises européennes
trop autonomes.
Qu'importe ces déséquilibres géopolitiques.
Ils ne sauraient remettre en question la foi de la classe
politique française et européenne dans la supériorité du néolibéralisme...
Le président Macron croit donc que la santé d'un pays se
résume à l'équilibre de ses comptes publics.
Toute son action est orientée dans ce sens.
Pour les raisons indiquées ci-dessus, cet objectif est
une illusion et une impasse dans le cadre de la monnaie unique et du
néolibéralisme.
On peut diminuer autant que l'on veut telle ou telle
dépense, les déficits commerciaux n'en finiront pas pour autant de creuser les
déficits publics... et d'appauvrir la France.
Rigide et trop assuré de sa supériorité intellectuelle
pour changer son logiciel, le président Macron va très vraisemblablement
s'enferrer dans ses certitudes, ce qui le conduira d'échec en échec.
Comme la Constitution lui assure jusqu'au terme normal de
son mandat en 2022 plus de pouvoir que Louis XIV, il pourrait être tenté par un
coup de force.
Mais comme on imagine mal que la police, l'armée, les
fonctionnaires et les élus puissent indéfiniment le suivre dans son entêtement,
le pire n'est pas à exclure...
Publié ou mis à jour le : 03/12/2018.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est le bienvenu à condition d'être en relation avec le sujet - il sera en ligne après accord du modérateur.
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.