Par Chloé Friedmann – 24/10/2018.
Sa vidéo sur les services
d'urgences a enregistré 12,5 millions de vues.
Dans La Révolte d’une
interne, à paraître ce jeudi, le médecin de 33 ans revient sur les failles qui
fissurent l’hôpital français
«Bonsoir Madame Touraine,
c’est encore moi, l’interne.
Juste une petite question,
c’est quoi cette grosse blague ?» 12 janvier 2017.
Sabrina Ali Benali,
interne dans un hôpital du XXe arrondissement de Paris, met le feu aux poudres
sur sa chaîne Youtube.
L’objet de son indignation
?
La Une du Parisien,
intitulée «Grippe : l’état d’urgence».
«Mais c’est tous les
jours, l’état d’urgence, Madame Touraine, à l’hôpital», fulmine
l’apprentie-vidéaste, s'en prenant à la ministre de la Santé de l'époque,
dénonçant les conditions de travail désastreuses des personnels de santé.
La vidéo enregistre alors
11 millions de vues en deux semaines - contre 12,5 millions aujourd'hui.
Elle est relayée par Le
Monde, Libération ou encore le Huffington Post.
Près de deux ans plus
tard, l’effervescence s’est apaisée.
Sabrina Ali Benali, quant
à elle, n’a pas dit son dernier mot.
Devenue médecin
remplaçante dans une association de permanence de soin, elle signe aujourd’hui
son premier livre, La Révolte d’une interne*, à paraître ce jeudi.
Elle y revient sur son
expérience intime de l’hôpital français, entre petits bonheurs et fardeaux
lourds à porter.
En vidéo, le coup d'éclat
de Sabrina Ali Benali sur les réseaux sociaux
Lefigaro.fr/madame. -
Grâce à votre vidéo adressée à Marisol Touraine, vous êtes devenue la porte-parole
de vos confrères médecins du jour au lendemain. Comment l’avez-vous vécu ?
Sabrina Ali Benali. - Mon
sentiment a toujours été très mitigé.
J’éprouve une grande
fierté à défendre les soignants, mais aussi une profonde tristesse, car si mes
vidéos ont autant de succès, c'est que la situation catastrophique que je
dénonce est partout.
Quel a été le déclic qui
vous a poussée à écrire ce livre ?
Les réponses des soignants
à mes vidéos Youtube.
Ils trouvaient que je
faisais le lien entre des messages politiques incompréhensibles pour eux –
comme le nouveau plan santé du gouvernement - et la réalité de notre quotidien.
La Révolte d’une interne
n’est ni un livre de technicien, ni seulement un livre de témoignages et
d’émotion : il explique comment se traduisent les lois et les dénonce.
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Santé : le plan ambitieux d'Agnès Buzyn est-il réaliste ?
J'ai fait un transfert
positif, ayant frôlé la mort au même âge que Lily
Dans votre ouvrage, vous
évoquez votre rencontre avec une patiente, Lily, 8 ans, atteinte de
cardiomyopathie obstructive, qui a succombé à la maladie.
Comment composez-vous avec
l’impact émotionnel et la pression quotidienne de votre métier ?
Force est de constater
qu’à l’époque, je ne savais pas le faire.
J’ai fait un transfert
positif, ayant frôlé la mort au même âge que Lily.
Depuis, j’ai appris à
prendre du recul dans des espaces de discussion, au cours du Diplôme
Universitaire (DU) d’éthique et de médecine du professeur Emmanuel Hirsch.
Plus tard, j’ai aussi
consulté des professionnels de santé.
Maintenant j’arrive à
prendre cette distance.
Évidemment elle est fine
et poreuse, mais elle existe.
Est-il possible de prendre
du recul sans en devenir insensible ?
On n’est pas tous égaux
face à cela. Je n’aurais pas pu faire de cancérologie, je suis peut-être très
sensible mais le suivi des maladies longues n’est pas fait pour moi.
Les formations que j’ai
suivies m’ont permis d’avoir ce recul tout en restant, évidemment, empathique.
Elles devraient être
obligatoires, au moins une fois par an.
Quelle anecdote de votre
livre reflète le mieux, selon vous, les failles de l’hôpital public ?
C’est justement le propos
qu’a choisi l’éditrice sur la quatrième de couverture.
«À chaque mauvaise
expérience, c’est une parcelle de la peau de soignant qui se désagrège»,
peut-on lire au dos du livre.
Je voulais mettre tous ces
exemples en cohérence, pour montrer à quel point tout cela constitue le système
hospitalier.
Ces anecdotes reflètent le
délitement de l’institution et l’éclatement de ce que nous sommes.
Nous, les soignants, avons
du mal à mobiliser autour de nous
N’avez-vous pas peur que
l’on pense que vous exagérez certaines anecdotes ?
Sur ma page Facebook, on
m’envoie des témoignages cent fois pires que mon récit.
À la limite, je trouve
même que, par rapport à l’ignominie de ce qu’il se fait ailleurs, j’ai
finalement été un peu préservée.
Certains de mes collègues
ont travaillé 80 heures par semaine et falsifié des documents de présence,
parce qu’ils dépassaient les heures de sécurité à l’hôpital…
Nous, les soignants, avons
beaucoup de mal à mobiliser autour de nous.
J’ai écrit ce livre pour
que les gens nous accompagnent.
On n’y arrivera pas tout
seuls.
Vous abordez la question
de la «jouissance du pouvoir», tant entre les médecins et les internes qu’entre
les médecins et leurs patients.
Comment pallier ce genre
d’abus ?
Remettre les sciences
sociales et le relationnel au cœur des études me paraît déjà un bon moyen de le
faire.
Une fois, j’ai participé à
un exercice de communication, dans lequel il fallait prétendre que l’on parlait
à une malade refusant une chimiothérapie.
L’un de mes collègues a
été très virulent envers la patiente.
Il nous a dit : «C’est
quand même moi qui ai le pouvoir de lui changer la vie !».
J’étais un peu
interloquée, je lui ai répondu qu’il n’avait le pouvoir sur rien du tout, que
cette dame allait peut-être mourir dans deux mois, c’est son droit, c’est son
corps.
Le problème c’est que vous
faites neuf ans d’études et que vous n’apprenez pas pour qui vous soignez, pour
l’autre ou pour vous.
Vous racontez l’impatience
de l’une de vos collègues lorsqu’une jeune femme admise en gynécologie refuse
d’être examinée.
Y a-t-il encore de la
place pour la pudeur aux urgences ?
C’est compliqué.
Parfois nous sommes
obligés d’examiner un patient dans le couloir.
La pudeur physique découle
d’un procédé d’humiliation.
Avec la pudeur
sentimentale, on perd la possibilité de mieux soigner, comme lorsqu’une
patiente peine à dire qu’elle est victime de violences conjugales.
Je suis assez
impressionnée que les patients subissent autant en silence.
L’histoire d’une femme
battue admise dans votre service vous a d’ailleurs particulièrement touchée.
Pensez-vous que le suivi
de telles patientes puisse être amélioré ?
Oui, c’est évident. C’est
le sujet de ma thèse, que j’écris en lien avec la mairie de Paris, sur le
dépistage et l’orientation des femmes victimes de violences.
C’est aussi un enjeu de société dont on parle
beaucoup en ce moment, et qui doit mieux être accompagné par les professionnels
de santé.
Il y a des sous-diagnostics
énormes.
Vous évoquez dans votre
livre un incident avec l'animateur Patrick Cohen, qui a refusé de vous
présenter ses excuses a posteriori.
Que s'est-il exactement
passé ?
Après mon interview sur
France Inter en janvier 2017, Patrick Cohen a déclaré que je n’étais pas
salariée de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP), que je
travaillais dans le XIIe arrondissement et pas dans le XXe, qu’il n’y avait pas
de service des urgences dans cet hôpital.
J’aurais pu corriger
Patrick Cohen à l’antenne.
Lui dire que je ne
travaillais pas «au sein de l’assistance publique» mais dans un établissement
conventionné par celle-ci.
Comme mon propos n’était
pas du tout là, je ne l'ai pas fait.
J’ai pourtant fourni à
France Inter toutes mes feuilles de paye et le nom de l’hôpital dans lequel je
travaillais.
Quelles ont été les
conséquences de cette affaire ?
Je devais rencontrer une
directrice de thèse pour un premier travail, mais cette dame a finalement
refusé de me voir.
J’ai aussi été écartée
d’une campagne de vaccination par un monsieur de l’Agence Régionale de Santé
(ARS) – c’est peut-être d’ailleurs seulement lui le responsable, et non l’ARS.
On parlait du buzz de la
vidéo, et pas du message qu'elle portait
En janvier 2017, vous avez
réalisé une vidéo qui a enregistré plus de 11 millions de vues.
A-t-elle eu l’impact
espéré ?
Je n’espérais pas
d’impact. Je l’ai réalisée en me disant qu’elle allait faire 30.000 vues, comme
les trois premières.
J'étais un peu déçue du
résultat.
Malgré les 11 millions de
vue enregistrées, on parlait surtout du buzz de la vidéo, et pas assez du
message qu’elle portait.
J'étais quand même
contente de délivrer un message porté par des dizaines de milliers de gens.
Des brancardiers, des
chirurgiens, des directeurs d’hôpitaux échangaient sous mes posts.
Cette absence de
hiérarchie est vraiment super.
Vous n’avez pas obtenu de
réponse de la part du ministère à l’époque.
Espérez-vous une réponse
de l’État grâce à votre livre ?
Non...
Il n'y a qu'à voir le cas
de Hella Kherief. Cette aide-soignante qui a témoigné dans l'Envoyé Spécial
d’Elise Lucet sur les Ehpad s’est fait renvoyer après la diffusion de l'émission.
Il n’y a aucun soutien,
rien, pas un mot là-dessus de la part de députés ou de conseillers régionaux.
La semaine dernière, l’une
de nos collègues de Châteauroux s’est suicidée.
La ministre de la Santé
Agnès Buzyn a répondu qu’il y aurait une commission d’enquête mais que sur 2
millions de soignants, cela relevait des statistiques.
Je ne leur pardonnerai pas
nos morts, ces gens-là ont une responsabilité.
Après les réactions
négatives liées à votre vidéo, appréhendez-vous les polémiques liées à la
parution du livre ?
Oui, cela m’inquiète.
J’ai pensé aux
conséquences et demandé à mes collègues s’ils me soutiendraient.
C’est un peu bizarre de
poser des questions comme celle-ci aux gens avec qui l’on travaille.
Le Journal International
de Médecine (JIM) a annoncé l'adoption d'un nouvel amendement en commission des
affaires sociales.
Il stipule que la
réorientation d’un patient des urgences vers un médecin de ville pourra être
facturée.
Qu’en pensez-vous ?
Il faut être au niveau
zéro de la connaissance d’un service d’urgence pour faire une proposition
pareille.
Comment faites-vous si, à
23 heures le soir, le médecin vous propose un rendez-vous dehors ?
Au mieux il y aura une
plateforme Doctolib pour choisir au hasard un cabinet à proximité.
La plupart des gens
viennent justement parce qu’ils n’ont pas trouvé de rendez-vous à l’extérieur.
Renvoyer quelqu’un sans
l’avoir examiné peut être un grand danger.
On l’a tous eu, cette
femme de 60 ans qui vient pour nausée et qui fait en réalité un infarctus
silencieux.
Les patients qui sortent
en dix minutes ne sont pas ceux qui engorgent les urgences.
Quel est votre pire
souvenir de vos années au sein de l’hôpital ?
Le plus triste est
évidemment la mort de Lily. C’est une chose dont je ne guérirai jamais.
* La Révolte d'une
interne, de Sabrina Ali Benali, à paraître jeudi 25 octobre, aux éditions
Cherche Midi (17 euros).
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