Des Bagaudes aux Gilets
jaunes
L’Hexagone, autrement dit
le territoire de la France actuelle, connaît des accès de fièvre depuis près de
deux millénaires.
Ces révoltes qui soulèvent
les villages et parfois les villes ont peu de choses en commun et de très
lointaines similitudes avec ce que l’on peut observer dans les pays voisins.
Leur recension fait
apparaître trois âges successifs :
• Les premières révoltes
surviennent dans les périodes d’affaiblissement de l’État et du pouvoir
central.
Des Bagaudes à la Grande
Jacquerie, elles prennent pour cible la classe seigneuriale qui opprime les
campagnes et les villes naissantes.
• Avec l’affirmation de
l’État s’accroissent dans un premier temps les inégalités sociales.
C’est alors contre la
misère et le désespoir que se soulèvent les paysans, à l’image des Croquants.
• l’avènement de la
démocratie et la réduction lente mais constante des inégalités sociales, les
nouveaux conflits, des canuts à Poujade en passant par les vignerons du
Languedoc, relèvent des revendications de classes ou de corporations
professionnels.
Toutes ces révoltes ont en
commun la spontanéité et l’absence de chef et de projet. Toutes ont en commun
d’avoir échoué.
Bien malin qui pourra dire
ce qu’il en sera des révoltes du quatrième âge dans lequel nous sommes entrés
avec les Bonnets rouges et les Gilets jaunes…
Guerre aux châteaux
Les premières révoltes
dont font état les chroniques se rapportent à la Gaule romaine.
Désignées sous le nom de
Bagaudes, d’après un mot celtique qui désigne une bande organisée, elles sont
apparues à la fin du IIIe siècle, à l’époque de l’empereur Dioclétien, et ont
perduré jusqu’au crépuscule de l’empire, au milieu du Ve siècle,
essentiellement dans le nord-ouest de la Gaule.
Les Bagaudes étaient des
bandes de paysans ruinés qui avaient pris le parti de piller les campagnes et
les villes pour simplement survivre.
Elles puisaient leur
origine dans la désorganisation de l’État romain et le poids de la fiscalité
locale.
« Nous les appelons des
rebelles, des hommes perdus, nous qui les avons poussés à être des criminels.
S'ils sont devenus des
bagaudes, n'est-ce pas à cause de nos injustices, de la malhonnêteté des
gouverneurs, de leurs confiscations, de leurs rapines, eux qui, sous le
prétexte de percevoir les impôts publics, détournent à leur profit les sommes
perçues ? » écrit le moine Savien au milieu du Ve siècle (De gubernatione Dei,
V, VI).
Réprimées aussi bien par
les dernières troupes de Rome que par les armées barbares en cours
d’établissement sur le sol gaulois, les Bagaudes ne vont plus faire parler
d’elles dans la 2e moitié du Ve siècle.
Les habitants de l’empire
romain d’Occident auront alors d’autres soucis en tête.
Avec la substitution des
Francs aux Romains, les habitants de la Gaule accèdent à une société d’un
nouveau type, dite mérovingienne.
Les villes s’étiolent et
dans les campagnes, dans le souci d’assurer leur sécurité, les paysans se placent
sous la protection des grands propriétaires fonciers, d’une part l’Église,
enrichie par les dons des fidèles, d’autre part les leudes, que le roi a dotés
de vastes domaines en échange de leurs services.
D’un siècle à l’autre, les
courants commerciaux et l’économie monétaire s’amenuisent.
Les impôts se ramènent à
des versements en nature à l’Église ou au maître du domaine.
On en arrive trois siècles
plus tard à Charlemagne et à la naissance de la société féodale, strictement
hiérarchisée.
Cet émiettement social ne
favorise pas les rébellions collectives.
Après l’An Mil, la
chrétienté occidentale s’ébroue.
La sécurité revient dans
les campagnes et ramène une forme de prospérité.
Les surplus agricoles
ravivent les courants commerciaux et favorisent la naissance d’un nouveau
maillage urbain.
Cela vaut à cette période
d’être aujourd’hui qualifiée de « beau Moyen Âge ».
Ce n’est pas pour autant le paradis, seulement
un léger mieux.
Il s’ensuit que les
campagnes françaises sont, au début du XIVe siècle, à l’époque de Philippe le
Bel et des « Rois maudits », aussi peuplées que de nos jours !
Tout se gâte au milieu de
ce satané siècle avec un conflit dynastique entre le roi d’Angleterre et le roi
de France.
C’est le début de ce que
l’on appellera plus tard la « guerre de Cent Ans ».
Dans ce monde surpeuplé et
fragile survient la Grande Peste en 1348.
Huit ans plus tard, la
noblesse française essuie une honteuse déculottée à Poitiers.
Le roi Jean le Bon est
même capturé et incarcéré à la tour de Londres.
Les bourgeois de Paris,
sous la conduite du prévôt Étienne Marcel, veulent en profiter pour imposer au
Dauphin Charles, le fils du roi captif, un partage du pouvoir.
À l’issue de cette
première Révolution, le Dauphin s’enfuit de la capitale.
Pour les paysans d’Île de
France, qui commençaient à reprendre goût à la vie après les pertes de la
Peste, c’en est trop.
Le roi n’est plus là pour
les protéger pendant que les nobles indignes et lâches les pressurent d’impôts,
que ce soit pour payer leurs rançons ou pour reconstruire leurs châteaux.
Les soldats désœuvrés
courent la campagne et leur volent ce qui leur reste. Depuis cette époque, le
mot « brigand » qui désignait un soldat en vient à ne plus désigner qu’un
bandit.
C'est dans ces conditions
que survient la Grande Jacquerie, ainsi nommée en raison du surnom de Jacques
Bonhomme dont sont affublés les paysans.
Le 21 mai 1358, une
centaine de paysans du Beauvaisis s'en prennent aux châteaux de la région et
tuent leurs habitants.
Leur révolte rallie très
vite la paysannerie du bassin parisien.
Les participants ne sont
pas de pauvres hères.
Au contraire, ils figurent
parmi les paysans aisés de l'une des régions les plus riches d'Europe et leur
révolte est motivée par la rage d'être spoliés par les seigneurs et les
bourgeois.
La répression ne tarde
pas.
Elle est aussi sauvage que
le fut la jacquerie. Ses initiateurs
sont trois grands seigneurs, le roi de Navarre Charles le Mauvais ainsi que le
comte de Foix Gaston Phoebus et le captal de Buch, opportunément revenus d’une
croisade contre les païens de Prusse.
Notons que l’Angleterre
connaît une révolte similaire en 1381, sous la minorité du roi Richard II,
quand les seigneurs, ayant été chassés de France par le connétable Du Guesclin,
tentent de rétablir leurs finances en pressurant les paysans.
Ceux-ci se révoltent et
pillent même Londres en se répétant les vers d’un poète contemporain, John Ball
: « Quand Adam bêchait et Eve filait / Qui était le gentilhomme ? »
L’année suivante, en
France, cette fois sous la minorité du roi Charles VI, se produit la plus
grande révolte fiscale du Moyen Âge.
Elle implique les
bourgeois de Paris, excédés par les dépenses somptuaires des oncles du roi, qui
exercent le conseil de régence.
Les insurgés se saisissent
à l’Hôtel de ville de deux mille maillets de plomb destinés à se défendre, d’où
le nom de « Maillotins » sous lequel ils resteront dans l’Histoire.
Ils s’en prennent aux
juifs et aux percepteurs avant de rentrer dans le rang.
La fin du Moyen Âge est
émaillée de diverses autres jacqueries, révoltes antinobiliaires et révoltes
fiscales comme la révolte des « Tuchins » en Auvergne et Languedoc.
La Flandre, en pleine
expansion économique, est affectée comme la France et l’Angleterre.
Toutes ces révoltes sans
chef surviennent dans des sociétés en voie de modernisation.
Les paysans des régions
les plus favorisées accèdent à une certaine aisance et ne supportent plus
l’arbitraire du seigneur.
Ils n’hésitent pas à se
révolter contre les droits féodaux.
La bourgeoisie urbaine prend
son essor, s’enrichit et se pose en rivale de la noblesse.
Elle prête son concours au
souverain dans l’établissement d’une administration et d’une armée modernes,
avec ce qu’il faut d’impôts.
Insurrection de la misère
Au XVIe siècle, les
révoltes changent de nature.
Elles sont davantage
l’expression du désespoir et de la misère.
Au contraire des
précédentes, elles surviennent alors que s’affermit le pouvoir central.
À Lyon, en 1529, suite à
plusieurs années de mauvaises récoltes, un millier de pauvres gens affamés
investissent le couvent des Cordeliers et des résidences de notables.
Après deux jours de
troubles, la Grande Rebeyne (« Grande Rébellion ») est sévèrement réprimée et
ses meneurs sont pendus.
Au siècle suivant, l’État
met au pas la noblesse et accentue la pression fiscale sur les classes
populaires, essentiellement les paysans.
Il s’ensuit une
aggravation des inégalités, au profit de la haute noblesse et de la bourgeoisie
de robe et d’affaires qui gravitent autour du souverain, à Paris et Versailles.
La condition paysanne
s’est sans doute dégradée sous Louis XIV (XVIIe siècle) par rapport à ce
qu’elle était sous saint Louis (XIIIe siècle), dans le « beau Moyen Âge » !
Les pauvres étaient
précédemment assimilés à l’image vivante du Christ : ainsi, à son avènement, le
roi lavait humblement les pieds de douze pauvres, saint François d’Assise
ralliait de nombreux disciples au nom de la pauvreté absolue etc.
Désormais, ces pauvres
deviennent insupportables aux yeux des classes dominantes.
On les ravale au rang
d’animaux et, quand on le peut, on les exclut (note).
En 1656, Mazarin fonde
l’hôpital général de Paris par l’édit dit de « Grand Renfermement ».
Ému par la grande misère
du peuple, saint Vincent de Paul fonde quant à lui les Filles de la Charité, un
ordre au service des malades et des enfants trouvés (1634).
Généralement provoquées
par la taxe de trop, les émeutes de la misère commencent à apparaître dès le
règne du « bon roi » Henri IV.
La plus violente éclate en
1637, sous le règne de son successeur Louis XIII, sous le gouvernement de
Richelieu.
C’est l’insurrection des «
Croquants », surnom méprisant que l’on donne désormais aux paysans.
Elle survient dans le
Périgord et le Quercy, au milieu d’une population excédée par le poids des
taxes et par l’obligation de fournir, qui plus est, des rations de blé aux
troupes qui stationnent dans la région.
Il va sans dire que la
répression est brutale.
Elle mobilise trois mille
soldats et fait un millier de victimes.
Deux ans plus tard,
survient en Normandie la révolte des Nu-pieds, motivée par l’introduction de la
gabelle (l’impôt sur le sel) dans la région.
Elle est également écrasée
avec dureté.
Les choses ne s’arrangent
pas à la fin du règne de Louis XIV, marqué par des guerres de plus en plus
dures… et coûteuses.
Pour financer la guerre de
Hollande, le gouvernement a l’idée d’instaurer une taxe sur les actes notariés
(un sou par feuille).
Il s’ensuit aussitôt des
émeutes à Bordeaux puis à Rennes en 1675.
Les Bretons sont d’autant
plus remontés que la taxe a été édictée par-dessus l’avis des états provinciaux
(le Parlement de Bretagne).
La ville et la province
s’embrasent au cri de : « Vive le Roi… sans gabelle et sans édits ! »
Dite « des Bonnets rouges
», cette révolte est réprimée avec des raffinements de cruauté.
Les grands esprits ne s’en
émeuvent pas outre-mesure.
« Nos pauvres bas-Bretons,
à ce que je viens d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante, par les
champs, et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent
mea-culpa.
C’est le seul mot de
français qu’ils sachent…
On ne laisse pas de pendre
ces bas-Bretons.
Ils demandent à boire et
du tabac qu’on les dépêche », écrit Madame de Sévigné.
« À force d'avoir pendu,
on ne pendit plus.
Je trouve tout fort bon,
pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes ne m'empêchent
point de me promener dans mes bois, qui sont d'une hauteur et d'une beauté
merveilleuse ».
On notera que la
compassion de l’épistolière s’adresse à ses bois et à son environnement bien
plus qu’à ses paysans…
Au XVIIIe siècle, après la
paix d’Utrecht et la mort de Louis XIV, le retour de la paix et l’expansion
économique vont ramener une paix relative dans les campagnes.
La popularité de quelques
bandits et contrebandiers de grand chemin comme Cartouche et Mandrin confirment
toutefois le rejet croissant de l’oligarchie, de plus en plus oppressante à
mesure que s’affaiblit l’autorité royale.
Ce rejet va culminer dans
les émeutes de la faim de 1786-1788 liées à de mauvaises récoltes et à la crise
économique provoquée par un traité de libre-échange avec l’Angleterre.
Le 28 avril 1789, à Paris,
la fabrique de papiers peints Réveillon est pillée par des chômeurs.
La répression fait une
centaine de morts. Une semaine plus tard ouvrent les états généraux.
La Révolution commence.
À l’été, les campagnes
s’embrasent à nouveau. Les châteaux sont pillés.
C’est la « Grande Peur ».
Dans l’affolement, dans la
nuit du 4 août, les députés s’empressent de voter l’abolition des privilèges et
des derniers droits féodaux.
Guerre de classes
La Révolution française
s’achève sur un bouleversement social sans guère de précédent, en France et en
Europe.
La révolution politique se
double d’une révolution industrielle et conduit à l’avènement de la bourgeoisie
d’affaires.
Celle-ci s’installe au
pouvoir à la faveur de régimes parlementaires adossés au suffrage censitaire
(seuls votent les citoyens assujettis à un minimum d’impôt).
Les révoltes sociales vont
désormais venir de corporations professionnelles victimes des changements
techniques et de la mondialisation des échanges.
Sans surprise, les
premières révoltes de ce type éclatent en Angleterre, pionnière en matière
d’industrie comme de démocratie.
À Nottingham, en 1811, des
ouvriers cassent les machines auxquelles ils reprochent de leur voler le
travail.
Ce mouvement est appelé «
luddisme », du nom d’un ouvrier mythique à l’origine de l’initiative.
Le « luddisme » a des
répercussions en France, à Lyon, grande ville industrielle, où, vingt ans plus
tard, se soulèvent les canuts, ouvriers de l’industrie de la soie.
Leur devise : « Vivre en
travaillant ou mourir en combattant ».
La révolte est réprimée
sans effusion de sang.
Il n’en ira pas de même de
la deuxième révolte des canuts, en 1834, qui trouvera en face d’elle un
ministre de l’Intérieur avide d’en découdre, Adolphe Thiers.
600 morts.
Les paysans, quant à eux,
se tiennent coi dans ce siècle de progrès social et de ralentissement
démographique (en France du moins).
Il faut attendre le XXe
siècle pour voir exploser une colère imprévisible chez les vignerons du
Languedoc, du fait d’une crise de surproduction, due à la croissance
exponentielle de la consommation de vin !
À Béziers, en 1907, 150
000 manifestants appellent à la grève de l’impôt, un acte de sédition
particulièrement grave.
Le ministre de
l’Intérieur, Georges Clemenceau, ne se laisse pas démonter par la révolte des
vignerons.
Il envoie la troupe et
tout rentre dans l’ordre, au prix d’une demi-douzaine de victimes.
Un demi-siècle plus tard,
sous la IVe République, ce sont les artisans et commerçants des petites villes
et du monde rural qui appellent à la grève de l’impôt et, cette fois, vont la
mettre en pratique !
Ils sont conduits par un
libraire-papetier de Saint-Céré (Lot) au verbe cru, Pierre Poujade.
Pierre Poujade fonde un
mouvement politique et, aux élections législatives de janvier 1956, s’offre un
joli succès en envoyant 52 députés à l’Assemblée nationale au cri de « Sortez
les sortants ».
Deux ans plus tard, la V°
République « sortira » tout le monde !
Le poujadisme ne lui
survivra pas.
Insurrection contre le
mépris
Le monde rural s’est
brutalement réveillé avec le « retour » des Bonnets rouges en 2013, quand le
gouvernement a décidé d’instaurer une « écotaxe » sur les poids lourds,
destinée à limiter le transport routier, coupable de saturer le réseau routier
et de contribuer au réchauffement climatique.
Il a instauré pour cela
des portiques au-dessus des grands axes routiers, un rappel fâcheux - avec l'électronique
en plus - des impopulaires barrières d'octroi qui muraient autrefois les
villes.
Qui plus est, la gestion
de la nouvelle taxe a été confiée à une société privée. C'était rétablir de
fait de la Ferme générale.
Comme au XVIIe siècle,
l'État, incapable de moderniser ses administrations, choisit dans l'urgence de
déléguer aux financiers la gestion des investissements publics.
Le mouvement a été entamé
dans la décennie précédente avec la privatisation des sociétés concessionnaires
d'autoroutes.
Il s'est étendu à la
gestion d'infrastructures publiques (hôpitaux, prisons…).
Les manifestations de
masse des Bonnets rouges, autour de Carhaix et Quimper, vont convaincre le
gouvernement de renoncer à l’écotaxe.
C’est la première victoire
d’une révolte populaire.
Victoire à la Pyrrhus
s’entend, car la suppression de l’écotaxe et le démontage des portiques vont se
solder par un alourdissement de la fiscalité globale sans régler le problème
routier.
Cinq ans plus tard, c’est
l’annonce d’une nouvelle taxe sur le diesel (quelques centimes par litre) qui
déclenche la fureur populaire.
Le mouvement, modernité
oblige, part des réseaux sociaux et se diffuse comme une traînée de poudre dans
la France profonde, loin des métropoles, que le sociologue Christophe Guilluy a
qualifiée de « France périphérique ».
Cette colère populaire,
concrétisée par la manifestation des « Gilets jaunes » le 17 novembre 2018,
cumule tous les ressentiments des classes populaires, accumulés depuis deux
décennies.
C’est la conséquence d’une
ouverture sans précautions des frontières et de la perte de la souveraineté
monétaire, avec pour résultats la désindustrialisation et la fermeture des
services publics dans les petites villes et les villages.
Cette dévitalisation du
territoire va de pair avec la crise démocratique, mise en évidence en 2005,
quand la classe politique, droite et gauche confondues, s’est assise sur les
résultats du référendum sur le traité constitutionnel européen.
Gardons-nous de prédire
l’issue de ce quatrième âge des révoltes populaires…
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