Violences policières : « On est dans le mensonge d’Etat »
Pour David Dufresne, spécialiste de la question du
maintien de l’ordre, la répression menée contre les « gilets jaunes » «
laissera des traces dans toute une génération ».
Propos recueillis par Jeanne Cavelier Publié aujourd’hui
à 09h53, mis à jour à 10h06
L’écrivain et
documentariste David Dufresne, auteur de l’enquête « Maintien de l’ordre »
(Fayard, 2013). Patrice_Normand
Hémorragie
cérébrale d’un homme de 47 ans à Bordeaux, traumatisme facial d’un
manifestant à Toulouse, fracture
au front d’un lycéen à Orléans…
L’écrivain et documentariste David Dufresne, auteur de
l’enquête Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), recense et signale les bavures
policières observées lors des manifestations des « gilets jaunes ».
Il dénonce le « déni politique et médiatique » de ces
violences, selon lui profondément « antirépublicain ».
- Quelle est la
particularité de la gestion du maintien de l’ordre en France ?
David Dufresne : Pendant longtemps, la France a été
considérée comme la championne du maintien de l’ordre, pour une raison simple :
face à des manifestations particulièrement nombreuses dans le pays, la police
est entraînée.
Sauf que c’est aujourd’hui un mythe, qui s’est écroulé
sous nos yeux.
Plusieurs milliers de « gilets jaunes » ont répondu à
l’appel du collectif La France en colère, le 12 janvier, à Bourges (Cher).
ALAIN JOCARD / AFP
Le maintien de l’ordre est devenu depuis une dizaine
d’années extrêmement offensif, brutal, avec des policiers qui vont au contact.
Jusqu’ici, la clé était de montrer sa force pour ne pas
s’en servir.
En Allemagne, en Angleterre, les forces de maintien de
l’ordre ont mis en place tout un processus de dialogue avec les manifestants,
et de désescalade.
La France a fait le choix inverse, dont découlent ces
drames : environ 2 000 manifestants blessés depuis le début du mouvement des «
gilets jaunes », à la mi-novembre.
Acte V des « gilets jaunes », à Paris, le 15 décembre.
LAURENCE GEAI POUR LE MONDE
La France utilise par exemple des armes proscrites ailleurs
en Europe pour ce type d’interventions, et considérées par certains fabricants
comme des armes de guerre : les lanceurs de balles de défense [les « Flash-Ball
» font partie de cette famille, mais ne sont plus utilisés que par certains
policiers municipaux], les grenades GLI-F4, qui contiennent une petite dose de
TNT et arrachent des mains.
A Saint-Clément, près de Sens (Yonne), au rond-point
dit du Jardiland. Benjamin Girette / Hans Lucas pour «Le Monde»
Celles-ci sont d’autant plus dangereuses qu’elles ne sont
pas létales et donc utilisées de manière massive par des policiers qui pensent,
de bonne foi, qu’ils ne vont pas tuer.
Mais l’on assiste à des mutilations en série, qui font le
déshonneur du maintien de l’ordre à la française.
Rasé par les forces de l’ordre, le camp de base des «
gilets jaunes » au Magny (Saône-et-Loire) a été réinvesti par des manifestants,
le 18 décembre. ARNAUD FINISTRE POUR LE MONDE
Le mythe, sur lequel les politiques continuent de surfer,
ne résiste pas aux faits.
Lire
notre enquête : Le
lourd bilan des « lanceurs de balles de défense » de la police
- Vous effectuez
un comptage des blessés, quel est votre objectif ?
Ce recensement est parti d’un effet de sidération devant
les violences policières exercées et devant le silence politique et médiatique.
C’est une démarche de documentariste, d’observateur de la
police et de lanceur d’alerte.
Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux,
après le conseil des ministres où ont été présentées les « mesures d’urgence »,
le 19 décembre. JULIEN MUGUET POUR "LE MONDE"
J’essaie de contextualiser au mieux les images que je
repère.
De plus en plus, les victimes ou leur famille m’envoient
directement des informations.
Je signale au ministère de l’intérieur les violences,
mais aussi les manquements à la déontologie policière.
Tous ceux qui sont blessés au visage peuvent porter
plainte, car, comme l’expliquent les manuels de maintien de l’ordre, il est
interdit de viser la tête.
Un policier armé d’un lanceur de balle de défense,
lors d’une manifestation des « gilets jaunes », sur les Champs-Elysées, le 15
janvier. Thibault Camus / AP
Sur les 300 signalements recensés [sur son compte Twitter], je compte au
moins 100 blessés graves, dont une quinzaine de personnes éborgnées et
plusieurs mains arrachées, mais aussi des insultes et menaces lancées par des
policiers ou encore des destructions de téléphones portables.
Les émeutes de 2005 se sont déroulées tous les jours,
toutes les nuits, trois semaines durant, et elles ont engendré moins de
débordements que lors des manifestations hebdomadaires des « gilets jaunes ».
Un « gilet jaune » blessé secouru par d'autres
manifestants, le 15 décembre, à Nantes. JEREMIE LUSSEAU / HANS LUCAS POUR
"LE MONDE"
- Que retenez-vous
de ce silence autour des violences policières ?
Aujourd’hui, ce n’est plus du silence, c’est du déni.
M. Castaner lui-même [le ministre de l’intérieur], lundi
soir, nous explique qu’il ne connaît « aucun policier qui ait attaqué un “gilet
jaune” » : on est dans le mensonge d’Etat.
Cliquez sur l’image pour voir la vidéo :
Mantes-la-Jolie : images choquantes de lycéens
interpellés par la police
Il y a bien des violences policières, elles sont
gravissimes.
Il faut remonter à octobre 1961 pour arriver à un tel
déchaînement – sans comparer la situation actuelle avec les morts
de la répression au métro Charonne et les Algériens jetés dans la Seine
La police républicaine ne peut pas tirer sur la foule
sans avoir de comptes à rendre.
Mais j’ai reçu quelques procès-verbaux d’audition à
l’IGPN [inspection générale de la police nationale] : elle va faire son travail
d’étouffoir.
Pourtant, 78 plaintes sont instruites, beaucoup
plus que lors des manifestations contre la loi travail ou les émeutes de 2005,
ce qui montre l’étendue des dégâts. Il y a une gêne de la police.
Le silence médiatique fait aussi partie de la violence
exercée, c’est ce qui remonte des témoignages que j’ai reçus.
La police s’autorise aussi ces coups parce qu’il n’y a
pas de répercussion médiatique.
Ce déni politique et médiatique est antirépublicain.
- Quel est le lien
entre politique et maintien de l’ordre ?
Ce lien s’explique par l’histoire. La France est un pays
de contestation.
La fête nationale, c’est la prise de la Bastille, une
émeute.
Pour le maintien de l’ordre, la police agit sur ordre
politique.
Les préfets, donc l’Etat, et non pas les commissaires,
décident du déploiement des forces. Ceux-ci prennent leurs ordres auprès du
ministère de l’intérieur, qui les prend à l’Elysée.
Répondre massivement aux manifestations des « gilets
jaunes » est donc un choix politique.
L’Etat fait appel à des policiers qui ne sont pas formés
au maintien de l’ordre : de la BAC [brigade anti-criminalité], de la BRI
[brigades de recherche et d’intervention], des gardiens de la paix…
Ils ont l’habitude d’être face à des délinquants, pas des
manifestants.
Pour eux, la foule est délinquante. C’est un point clé
pour comprendre la centaine de blessés graves.
Lire la tribune de Fabien Jobard : «
Face aux “gilets jaunes”, l’action répressive est d’une ampleur considérable »
- Comment la
doctrine a-t-elle évolué avec la crise des « gilets jaunes » ?
J’observe que les forces de l’ordre visent de plus en plus
les journalistes, empêchent les secouristes volontaires d’agir, et cassent
volontiers des téléphones portables de personnes qui filment, comme dans une
volonté d’empêcher toute documentation des événements.
C’est une doctrine qui va vers l’affrontement, et donc
extrêmement dangereuse. Elle laissera des traces dans toute une génération.
Tous ceux qui manifestent aujourd’hui se souviendront de cette répression
policière, qui est terrifiante.
L’appel à des policiers non formés, le recours à des
armes dangereuses, des crispations et une fatigue des forces de l’ordre,
des discours martiaux du politique et un déni par Castaner de ce qui se passe –
c’est un cocktail explosif. On a complètement changé d’échelle : le
nombre d’interpellations, de gardes à vue, de tirs, de policiers mobilisés…
La sortie se fera par le politique, pas par la
répression, c’est évident.
Tous les samedis, des gens partent manifester en sachant
qu’ils peuvent perdre un œil.
Tout est fait pour les dissuader de venir, ils
viennent quand même.
La rubrique pour retrouver
l’ensemble de nos contenus (décryptages, reportages...) est accessible sur
cette page.
La mobilisation
racontée
Récit : la
révolte des ronds-points racontée par Florence Aubenas
« Gilets
jaunes » délogés : « Ils pourront faire ce qu’ils veulent, on restera là !
»
«
Le mouvement des “gilets jaunes” traduit un épuisement démocratique » :
l’interview de l’historien Quentin Deluermoz
Carburant,
pouvoir d’achat, RIC : les raisons de la colère
Prix
du carburant : petit manuel à lire avant de débattre, par Les Décodeurs
Que
reste-t-il après avoir payé les factures ?, par Les Décodeurs
Les participants au mouvement : « On
a l’impression d’être des moins-que-rien »
Portraits : Arnaud et Jessica, la
vie à l’euro près
La réponse politique d’Emmanuel Macron
Face à la police et à la justice
Après une manifestation : «
Ils ont retiré la peau brûlée, mais j’ai un trou dans le pied droit »
« Visiblement,
vous n’alliez pas jouer au tennis avec cette raquette » : les « gilets
jaunes » au tribunal
Pourquoi
est-il si difficile de maintenir l’ordre dans certaines manifestations ?,
les explications en vidéo
«
Face aux “gilets jaunes”, l’action répressive est d’une ampleur considérable
», l’interview avec le sociologue Fabien Jobard
Jeanne Cavelier
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