(D’après « Le Figaro littéraire », paru en 1920)
Observant combien la justice populaire, rarement violente,
souvent aveugle mais souvent aussi inspirée par un idéalisme obscur, exerce
comme elle le peut ses vindictes, Emile
Magne *1, critique et historien de la littérature du XVIIe siècle,
s’intéresse à la victime désignée de l’après Première Guerre mondiale :
Pour Emile Magne, l’arme de prédilection de cette justice
populaire consiste dans le sarcasme.
Elle avait coutume, avant la guerre de 1914-1918, de,
flageller de ses persiflages méprisants cet être un peu ridicule, qu’elle
appelait le « parvenu », homme sans génie, sans intelligence parfois,
conquérant de la fortune par des moyens équivoques.
Elle savait faire la différence entre celui-ci et le «
fils de ses œuvres » que son labeur et son honnêteté inclinent à respecter.
En 1920, elle s’acharne sur le « nouveau riche », type
d’humanité aisé à définir.
Car le nouveau
riche n’est point, comme on le croirait volontiers, l’industriel ou le
commerçant dont la guerre accrut les bénéfices, homme instruit, intelligent,
familiarisé avec l’opulence et ses habitudes sociales, mais une sorte de bipède
hirsute, sorti de son trou-punais avec des mœurs de gredin, profitant de tous
et volant avec astuce, possédant aujourd’hui pignon sur rue, automobile et
château, fanfaron, mâchant un jargon de tripotier et conservant, sous l’habit
du bon faiseur, l’allure déhanchée et rustaude de ses origines.
Ce personnage, multiplié par la guerre, n’a point été
créé par elle.
Il est de tous les temps.
Le théâtre l’a popularisé aussi bien que le roman.
D’une envergure plus grande que le tire-laine ou le
vide-gousset, il s’appareille à lui par des prouesses identiques.
Dans le passé, il se recrute principalement dans le monde
des marchands et financiers.
C’est au XVIIe siècle, dans les Historiettes de Tallemant*2, que l’on rencontre, pour
la première fois, à notre connaissance, l’appellation de « nouveau riche ».
Le fin chroniqueur sait bien ce qu’elle signifie.
Il l’applique à son beau-père le financier Nicolas
Rambouillet.
Il est né dans ce milieu d’enrichis par le vol sans scrupules.
Il le connaît à merveille. Il le décrit avec une rancune
nuancée de mélancolie après s’en être soigneusement écarté.
Les nouveaux riches du grand siècle, avant de former une
puissante tribu, étaient dispersés aux quatre coins du royaume, occupant des
situations diverses.
Les Rambouillet, marchands à Rouen, vendaient on ne sait
quelles denrées et quelles pacotilles ;
- les Yvon tenaient banque à Montauban ;
- les Tallemant trafiquaient d’une infinité de
marchandises à La Rochelle ;
- les Puget, apothicaires à Toulouse, s’étaient installés
à Paris après avoir acheté quelques petits emplois de l’épargne ;
- les Bigot enfin, fonctionnaires des finances,
acquéraient peu à peu les charges de la guerre où les profits sont rapides et
sûrs.
Tous de religion protestante, ils devaient se rencontrer
sur les chemins du monde.
La Rochelle fut le lieu de leur rencontre.
C’était une ville d’ardent négoce en même temps que de
passions virulentes.
Nos négociants et financiers s’y associèrent.
De leur union devait naître leur prospérité.
L’argent des uns joint à l’argent des autres, ils purent
affréter des bateaux, bâtir des entrepôts, ouvrir des banques.
Ils spéculèrent avec une hardiesse rare à cette époque,
et souvent sur la misère publique.
Renseignés par maints émissaires, ils savaient à
l’avance, par exemple, que les blés seraient rares et chers.
Ils raflaient à bas prix, dans les provinces peu
averties, les récoltes sur pied et les revendaient au maximum.
Ils tenaient partout boutiques et jusqu’en la foire
Saint-Germain que leurs navires approvisionnaient de fruits nouveaux razziés
dans les contrées chaudes de l’Espagne et du Portugal.
Les vins, les bois, les peaux, les métaux leur
fournissaient des bénéfices exagérés, et volontiers ils en élevaient, à leur
profit, les cours.
Successivement, à La Rochelle, ils s’emparaient des
fonctions municipales, étaient maires, échevins, pairs, trésoriers de la ville,
juges, consuls au tribunal de commerce.
Ils prêtaient à gros intérêts aux seigneurs criblés de
dettes.
Ils s’étaient unis
entre eux par des mariages qui confortaient la solidarité des intérêts.
Ils devinrent bientôt adjudicataires des grosses fermes
de l’État et, sans pitié, persécutèrent de leur violence le riche et le pauvre.
D’immenses revenus emplirent leurs coffres.
Ils avancèrent des sommes énormes au roi Louis XIII et,
administrant les biens des personnages les plus altiers, du cardinal de
Richelieu, entre autres, disposèrent d’une puissance illimitée.
Regorgeant d’argent au point de ne savoir plus comment
l’employer, ils songèrent alors à se décrasser de leur roture.
A l’appétit succédait la vanité.
Installés à Paris dans des demeures somptueuses, ils
eurent leurs officiers, leurs courtisans, une innombrable clientèle de
faméliques.
Ne pouvant obtenir des lettres d’anoblissement, ils
acquirent, du moins, la noblesse terrienne.
Vingt châteaux forts leur appartinrent : Puget fut
seigneur de Pommeuse, Yvon, seigneur de Laleu, Montauron, seigneur de La
Chevrette, Rambouillet, seigneur de La Sablière, Bigot, seigneur de la
Honville, Tallemant *2, le chroniqueur lui-même, seigneur des Réaux.
Ils composèrent impudemment, sans le concours de
d’Hozier, leur blason.
Leur train surpassait en splendeur celui des princes du
sang.
Ils s’emparèrent, par la force des pistoles, des grands
emplois du royaume, envahirent le Conseil du Roi où figurent tous les
Rambouillet ; la plupart des Tallemant et des Bigot insinuèrent au Parlement,
dans les Intendances et les Finances leurs rejetons éduqués par les collèges.
Or, quelles figures faisaient ces nouveaux riches dans
les hautes assemblées, dans les palais et les châteaux vidés de leurs hôtes
séculaires ?
Ils y faisaient figures de maroufles.
Ils s’évertuaient bien à prendre le bel air.
Ils affichaient des habits tout contexturés d’or et de
pierreries.
Sur leurs carrosses damasquinés d’argent s’étalaient
leurs blasons improvisés.
Leurs femmes hantaient les belles compagnies et
employaient, à la mode des précieuses, les mots « à longues queues ».
Ils entretenaient des escouades de poètes qui leur
prodiguaient les hyperboles. Le pauvre Corneille préféra, pour placer
profitablement la dédicace de Cinna, Puget de Montauron, qui payait cette
gloire de lourds sac d’écus, à Richelieu qui était chiche.
Maynard, Tristan Lhermite, Madeleine de Scudéry, gorgés
de pistoles par Gédéon Tallemant, le maître des requêtes, le comparaient sans
vergogne à la Providence.
Les maisons de ces nouveaux riches étaient sans cesse
pleines de parasites.
La noble « bande » du duc d’Enghien vivait à la table de
Montauron comme à l’auberge.
D’autres bandes s’installaient sans scrupule dans la
merveilleuse Folie-Rambouillet, propriété de Nicolas Rambouillet, sise au
faubourg Saint-Antoine.
La Folie Rambouillet - Gravure d’Israel Silvestre
Ces grappilleurs les grugeaient et leur prodiguaient les
nasardes, mais ils en étaient fiers.
Ils se considéraient comme des rois et disaient des plus
huppés seigneurs qui profitaient de leur opulence :
« Il est sur l’état de ma maison ».
Ils n’avaient jamais à la bouche que des « mon » et des «
ma ».
Tout, sur la terre, par la vertu de leur argent, semblait
leur appartenir.
Le scandale de leur vie était public.
Ils jouaient et perdaient des fortunes.
Ils tenaient des propos d’une gaillardise terrible.
« Tout fourmillait de bâtards là-dedans », dit Tallemant
des Réaux, écœuré.
Car les épouses jugulées étaient forcées d’accepter la
cohabitation avec les « mignonnes ».
Le peuple haïssait à mort ces « partisans » repus de ses
dépouilles.
Il le leur fit bien voir.
Pendant la Fronde, il leur imposa de payer les frais de
la résistance à l’autorité royale et faillit les écharper.
Sous la surintendance de Fouquet *3, grand prévaricateur, nos nouveaux riches purent encore
mener grand train.
Portrait Nicolas Fouquet
Mais le rigide Colbert
*4 allait leur faire rendre gorge.
Portrait de Jean-Baptiste Colbert rait de
Jean-Baptiste Colbert
Philippe de Champaigne — Info Pic Metropolitan Museum
of Art
Le premier, Puget
de Montauron *5, réduit à la misère par ses prodigalités, dut vendre ses
biens sans parvenir à payer ses créanciers.
Les Tallemant, sauf des Réaux, furent ensuite réduits à
la famine.
Les Rambouillet et les Yvon moururent quasiment dans la
gêne.
Seuls, les Bigot, munis de bons emplois, conservèrent une
certaine aisance.
Le règne des fripons était terminé.
Louis XIV, offensé par toute magnificence qui éclipsait
la sienne, les réduisit à la portion congrue.
Mais les époques de désordre voient toujours renaître ces
pêcheurs en eau trouble.
Ils fleurirent à nouveau sous le règne de Louis XV et la
grande guerre devait leur offrir une manière d’apothéose.
………….
*1 - Émile Magne,
né à Dax en 1877 et mort en 1953 à Saint-Maur-des-Fossés, est un écrivain
français, critique, historien de la littérature et de l'art.
*2 - Gédéon
Tallemant des Réaux, né le 2 octobre 1619 à La Rochelle puis baptisé le 7
novembre de la même année, mort le 10 novembre 1692 à Paris, est un écrivain,
gazetier et poète français connu pour ses Historiettes, un recueil de courtes
biographies de ses contemporains.
*3 - Nicolas
Fouquet, marquis de Belle-Île, vicomte de Melun et Vaux1, né en janvier
16152 à Paris, mort le 23 mars 1680 à Pignerol, est un homme d'État français de
haut rang, surintendant des finances à l'époque de Mazarin, procureur général
au parlement de Paris.
Il eut un pouvoir et une fortune considérables.
Promoteur des arts au sens le plus noble du terme,
Nicolas Fouquet sut s'attirer les services des plus brillants artistes de son
temps.
De nos jours, il est possible de mesurer la grandeur qui
fut la sienne au château de Vaux-le-Vicomte.
Destitué et arrêté sur l'ordre de Louis XIV en 1661 pour
malversations, condamné à la confiscation de ses biens et au bannissement hors
du royaume, il vit sa peine élargie par le roi4, en vertu de ses pouvoirs de
justice, à l'emprisonnement à vie.
* 4 - Jean-Baptiste
Colbert * 4 né le 29 août 1619 à Reims, mort le 6 septembre 1683 à Paris,
est un des principaux ministres de Louis XIV. Contrôleur général des finances
de 1665 à 1683, secrétaire d'État de la Maison du roi et secrétaire d'État de
la Marine de 1669 à 1683.
* 5 - Pierre Puget
de Montauron naît vers 1592 en Guyenne. Il séduit sa cousine germaine,
qu’il n’épouse pas, mais qu’il rend mère de trois enfants, dont une fille,
Marie.
À force d’escroquerie et de concussion dans ses emplois
successifs, il arrive à se constituer une fortune considérable, qu’il amasse au
cours d’une carrière reposant sur le seul souci d’acquérir argent et influence.
C’est ainsi qu’il devient en 1631 conseiller et
secrétaire du roi, maison et couronne de France.
Son train de vie lui vaut le surnom de « son Eminence
Gasconne ».
Il reçoit dans son hôtel de Bordeaux tous les grands
personnages de l’époque.
Sa renommée devient telle que les marchands vendent des
petits pains « à la Montauron », que les nobles et les bourgeois s’habillent «
à la Montauron », etc.
Corneille lui-même, toujours à l’affût de remplir ses
caisses, lui dédie son Cinna vers 1640, moyennant espèces sonnantes
trébuchantes (200 pistoles), ce qui donne lieu à une nouvelle mode : les
dédicaces « à la Montauron ».
Le poète Scarron, un de ses familiers, lui adresse (on
ignore à quel prix), un sonnet commençant de la façon suivante :
Puget dont le mérite a gagné l’amitié,
De tout ce que la France a d’âmes généreuses
Aujourd’hui que la guerre a banni la pitié,
Que deviendraient sans toi les vertus malheureuses ?
Montauron achète le château de la Chevrette en 1636.
Mais à force de prodigalités, il s’achemine vers la
banqueroute, tant et si bien qu’il est acculé à vendre la Chevrette en 1645 et
à se retirer en Guyenne, avec quelques allers-retours à Paris, chez son gendre
Tallement des Réaux. Il meurt en juin 1664 à Paris, où il est inhumé en
l’église Notre-Dame des Champs.
Publié le13/01/2019, par La France Pittoresque
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