La planète en guerre.
Par Danny Sjursen – 20/11/2018
– Source Unz Review
La militarisation du monde
par les États Unis, vue de l’intérieur par un officier de carrière.
Le militarisme américain a
déraillé – et un officier en milieu de carrière aurait dû s’en douter.
Au début du siècle, l’armée américaine s’était logiquement concentrée sur
la contre-insurrection car elle faisait face à diverses guerres assez
floues et apparemment sans fin dans tout le Grand Moyen-Orient et dans
certaines parties de l’Afrique.
En 2008, de retour d’Irak,
alors que j’étais encore capitaine et que j’étudiais à Fort Knox, au Kentucky,
nos scénarios d’entraînement étaient généralement axés sur le combat urbain et
ce qu’on appelait des missions de sécurité et de stabilisation.
Nous y prévoyions
d’attaquer un centre ville fictif, d’y détruire les combattants ennemis, puis
de passer à la pacification et aux opérations « humanitaires ».
Bien sûr, personne ne
s’interrogeait alors sur l’efficacité douteuse de ces « changements de régime
» et de ces « nations building », les
deux activités dans lesquelles notre pays s’engageait avec une telle
régularité.
Cela aurait été mal vu.
Pourtant, aussi sanglantes et gaspilleuses qu’aient pu être ces guerres, elles
ressemblent aujourd’hui à des reliques d’une époque remarquablement plus
simple.
L’armée américaine
connaissait alors sa mission (même si elle ne pouvait pas l’accomplir) et
pouvait prédire ce à quoi chacun de nous, jeunes officiers, pouvions nous
attendre : une contre-insurrection en Afghanistan et en Irak.
Huit ans plus tard – au
cours desquels l’auteur a travaillé sans succès en Afghanistan et enseigné à
West Point – et la présence militaire terrestre américaine a considérablement
diminué au Moyen-Orient, même si ses guerres y restent « sans fin ».
Porte-avion chinois
Porte avion russe
Porte avion USA
Les États-Unis continuaient
de bombarder, de faire des raids et de « conseiller » aux mêmes endroits au
moment même où je commençais à enseigner au Command and General Staff College à
Fort Leavenworth, au Kansas. Néanmoins, alors que, pour la première fois, je
donnais des cours de formation aux officiers d’état-major, en 2016, il m’est
rapidement apparu que quelque chose était en train de changer.
Nos scénarios de formation ne se limitaient plus aux opérations anti-insurrectionnelles.
Nous planifiions
maintenant d’éventuels déploiements dans le Caucase, la région de la mer
Baltique et la mer de Chine méridionale (pensez à la Russie et à la Chine) et
envisagions une guerre classique de haute intensité dans ces régions.
Nous planifiions aussi des
conflits contre un régime « voyou » à l’iranienne (pensez : eh bien, l’Iran).
Les missions consistaient
à projeter des divisions de l’armée américaine dans des régions éloignées pour
mener des guerres majeures afin de « libérer » des territoires et de renforcer
les alliés.
Une chose est vite devenue
évidente pour moi dans mes nouvelles recherches : beaucoup de choses avaient
changé.
En fait, l’armée
américaine s’était largement développée à l’échelle mondiale.
Frustrée par son incapacité d’aboutir à un
accord dans l’une ou l’autre des vagues guerres contre le terrorisme de ce
siècle, Washington avait décidé qu’il était temps de se préparer à une « vraie
» guerre contre une foule d’ennemis imaginaires.
En fait, ce processus se
développe sous notre nez depuis un certain temps déjà.
Vous vous souvenez, en 2013, lorsque le
président Obama et la secrétaire d’État Hillary Clinton ont commencé à parler
d’un « pivot » vers l’Asie – une tentative évidente pour contenir la Chine.
M. Obama a également
sanctionné Moscou et militarisé davantage l’Europe en réponse à l’agression
russe en Ukraine et en Crimée.
Le président Trump, dont
l’« instinct », pendant la campagne, lui disait de se retirer du bourbier
moyen-oriental, s’est finalement avéré prêt à faire monter la pression envers
la Chine, la Russie, l’Iran et même (pour un temps) la Corée du Nord.
Les budgets du Pentagone
ayant atteint des niveaux record – quelque 717 milliards de dollars pour 2019 –
Washington a maintenu le cap, tout en commençant à planifier des conflits
futurs plus étendus, dans le monde entier.
Aujourd’hui, pas un seul
mètre carré de notre planète qui ne cesse de se réchauffer n’échappe à la
militarisation américaine.
Pensez à ces
développements comme à l’établissement d’une formule potentielle de conflit
perpétuel qui pourrait mener les États-Unis dans une guerre vraiment
cataclysmique dont ils n’ont pas besoin et qu’ils ne peuvent gagner de manière
significative.
En gardant cela à
l’esprit, voici un petit tour de la planète Terre telle que l’armée américaine
l’imagine maintenant.
Nos anciens terrains de
jeu :
Une guerre sans fin au
Moyen-Orient et en Afrique
Totalement incapable
d’arrêter, même après 17 ans d’échec, la machine militaire bipartisane de
Washington continue d’arpenter le Grand Moyen-Orient.
Quelque 14 500 soldats
américains sont toujours en Afghanistan (ainsi qu’une grande partie de la
puissance aérienne américaine), bien que cette guerre soit un échec selon
n’importe quel critère que vous pouvez choisir – et des Américains y meurent
toujours, même si le nombre diminue.
En Syrie, les forces
américaines restent prises au piège entre des puissances hostiles, à une erreur
près d’un éventuel déclenchement des hostilités avec la Russie, l’Iran, le
président syrien Assad, ou même la Turquie, alliée de l’OTAN.
Alors que les troupes
américaines (et la puissance aérienne) en Irak ont contribué à détruire le «
califat » physique d’État Islamique, elles y restent empêtrées dans une
guérilla de faible intensité, dans un pays apparemment incapable de former un
consensus politique stable.
En d’autres termes, il n’y
a pas encore de fin en vue pour cette guerre vieille de 15 ans.
Ajoutez à cela les frappes
de drones, les attaques aériennes conventionnelles et les raids des forces
spéciales que Washington déclenche régulièrement en Somalie, en Libye, au Yémen
et au Pakistan, et il est clair que l’armée américaine reste plus que présente
dans la région.
Au contraire, les tensions
– et le potentiel d’escalade – dans le Grand Moyen-Orient et en Afrique du Nord
ne font qu’empirer.
Le président Trump a
dénoncé l’accord nucléaire iranien du président Obama et, malgré le récent
drame de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, soutient avec
joie les rois saoudiens dans leur course aux armements et leur guerre froide
contre l’Iran.
Alors que les autres
acteurs majeurs de cet accord iranien sont restés à bord, le président Trump a
nommé des néoconservateurs iranophobes intraitables comme John Bolton et Mike
Pompeo à des postes clés pour la politique étrangère et son administration
menace toujours d’un changement de régime à Téhéran.
En Afrique, malgré les
discussions sur la réduction de la présence américaine dans ce continent, la
mission consultative militaire n’a fait qu’accroître ses divers engagements,
soutenant des gouvernements dont la légitimité est douteuse contre les forces
d’opposition locales et déstabilisant davantage un continent déjà instable.
On pourrait penser que
faire la guerre pendant deux décennies sur deux continents permettrait au moins
d’occuper le Pentagone et de tempérer le désir de Washington d’initier d’autres
affrontements.
Il se trouve que c’est le
contraire qui se produit.
Frapper l’ours : encercler
la Russie et lancer une nouvelle guerre froide.
La Russie de Vladimir
Poutine est de plus en plus autocratique et montre une tendance à l’agression,
localisée à sa sphère d’influence.
Néanmoins, il serait
préférable de ne pas exagérer la menace.
La Russie a annexé la
Crimée, mais les habitants de cette province étaient des Russes et souhaitaient
une telle réunification.
Elle est intervenue dans
une guerre civile ukrainienne, mais Washington a également été complice du coup
d’État qui a déclenché ce drame.
En outre, tout cela se
déroule dans le voisinage de la Russie alors que l’armée américaine déploie de
plus en plus ses forces jusqu’aux frontières mêmes de la Fédération de Russie.
Imaginez l’hystérie à
Washington si la Russie déployait des troupes et des conseillers au Mexique ou
dans les Caraïbes.
Malgré cela, Washington et
sa machine militaire n’hésitent pas à affronter la Russie.
C’est un combat pour
lequel les forces armées se sentent à l’aise.
Après tout, c’est pour une
telle guerre que ses commandants supérieurs ont été formés vers la fin d’une
guerre froide qui a duré près d’un demi-siècle.
La contre-insurrection est
frustrante et floue.
La perspective de préparer
une « vraie guerre » contre de bons vieux Russes avec des chars, des avions et
de l’artillerie – c’est bien pour cela que l’armée a été faite !
Et malgré tous les
discours exagérés sur la complicité de Donald Trump avec la Russie, sous sa
direction, l’escalade militaire de l’ère Obama en Europe n’a fait que
s’amplifier.
À l’époque où je casernais
désespérément en Irak et en Afghanistan, l’armée américaine retirait ses
brigades de combat d’Allemagne pour les ramener sur le sol américain (quand,
bien sûr, elles ne combattaient pas quelque part dans le Grand Moyen-Orient).
Puis, à la fin des années
Obama, les militaires ont commencé à renvoyer ces forces en Europe et à les
stationner dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et dans d’autres pays
toujours plus proches de la Russie.
C’est sans fin et, cette
année, l’U.S. Air Force a livré sa plus importante cargaison de munitions en
Europe depuis la guerre froide.
Ne vous leurrez pas : une
guerre contre la Russie serait une catastrophe inutile – et elle pourrait
devenir nucléaire.
La Lettonie vaut-elle
vraiment ce risque ?
D’un point de vue russe,
bien sûr, c’est Washington et l’expansion (par définition) en Europe de l’Est
de l’alliance anti-russe que représente l’OTAN qui constitue la véritable
agression dans la région – et Poutine a peut-être raison sur ce point.
De plus, une évaluation
honnête de la situation suggère que la Russie, un pays dont l’économie a à peu
près la taille de celle de l’Espagne, n’a ni la volonté ni la capacité
d’envahir l’Europe centrale.
Même dans les pires temps
de la guerre froide, comme nous le savons aujourd’hui grâce aux archives
soviétiques, la conquête européenne n’a jamais été à l’ordre du jour de Moscou.
Elle ne l’est toujours
pas.
Néanmoins, l’armée
américaine continue de se préparer à ce que le général Robert Neller,
commandant du Corps des Marines, s’adressant à certaines de ses forces en
Norvège, a prétendu être un « grand combat » à venir.
Si elle n’y fait pas attention,
Washington pourrait bien déclencher cette guerre qu’elle semble vouloir, à la
différence de l’Europe et du reste de la planète.
Défier le Dragon : la
quête futile d’une hégémonie en Asie
La marine américaine
traite depuis longtemps les océans du monde comme s’il s’agissait de lacs
américains.
Washington ne laisse pas
ce droit à d’autres grandes puissances ou États-nations.
Ce n’est que maintenant
que la marine américaine est enfin confrontée à certains défis à l’étranger, en
particulier dans le Pacifique occidental.
Une Chine en plein essor,
avec une économie en croissance rapide et les griefs d’une longue histoire de
domination impériale européenne, a eu l’audace de s’affirmer dans la mer de
Chine méridionale. Washington y réagit avec panique et bellicisme.
Peu importe que la mer de
Chine méridionale soit les Caraïbes de Pékin (un endroit où Washington a
longtemps estimé avoir le droit de faire tout ce qu’elle voulait sur le plan
militaire).
La mer de Chine
méridionale a le mot Chine dans son nom !
L’armée américaine prétend
maintenant – avec juste assez de vérité pour convaincre les non-informés – que
la marine chinoise en pleine expansion vise la domination du Pacifique, sinon
des mers du monde.
Bien sûr, à l’heure
actuelle, la Chine n’a que deux porte-avions, dont un vieux réhabilité (bien
qu’elle en construise davantage), alors que la marine américaine en a 11 de
taille normale et neuf plus petits.
Et oui, la Chine n’a
encore attaqué aucun de ses voisins.
Pourtant, on dit au peuple
américain que ses militaires doivent se préparer à une éventuelle guerre contre
la nation la plus peuplée de la planète.
Dans cet esprit, les USA
ont déployé encore plus de navires, de marines et de troupes dans la région du
Pacifique entourant la Chine.
Des milliers de Marines
sont maintenant stationnés dans le nord de l’Australie, des navires de guerre
américains naviguent dans le Pacifique Sud et Washington a envoyé des signaux
contradictoires concernant ses engagements militaires envers Taiwan.
Même l’océan Indien a
récemment été considéré comme un champ de bataille possible contre la Chine,
alors que la marine américaine y accroît ses patrouilles régionales et que
Washington négocie des liens militaires plus étroits avec l’Inde, le voisin
chinois en pleine expansion.
Dans un geste symbolique,
l’armée a récemment rebaptisé son ancien Commandement du Pacifique (PACOM) en
Commandement Indo-Pacifique (INDOPACOM).
Comme on pouvait s’y
attendre, le haut commandement militaire chinois se prépare en conséquence.
Il a conseillé à son
commandement de la mer de Chine méridionale de se préparer à la guerre, a fait
ses propres gestes provocateurs en mer de Chine méridionale et a également
menacé d’envahir Taïwan si l’administration Trump changeait l’ancienne
politique américaine intitulée « une Chine ».
Du point de vue chinois,
tout cela est on ne peut plus logique, étant donné que le président Trump a
également déclenché une « guerre commerciale » contre Pékin et intensifié sa
rhétorique anti-chinoise.
Et tout cela est, à son
tour, cohérent avec la militarisation croissante du Pentagone dans le monde
entier.
Aucune terre qui ne soit
trop lointaine
S’il n’y avait que
l’Afrique, l’Asie et l’Europe que Washington ait choisi de militariser.
Mais comme aurait pu le
dire le Dr Seuss : ce n’est pas tout, oh non, ce n’est pas tout.
En fait, à peu près chaque
centimètre carré de notre planète qui n’est pas déjà occupé par un État rival
est considéré comme un espace militarisé à contester.
Les États-Unis ont
longtemps été uniques dans la façon dont ils ont divisé toute la surface du
globe en commandements géographiques (combattants) présidés par des généraux et
des amiraux qui se comportent en proconsuls régionaux de style romain.
Et les années Trump ne
font qu’accentuer ce phénomène.
Prenons l’Amérique latine,
qui pourrait normalement être considérée comme un espace non menaçant pour les
États-Unis, bien qu’elle soit déjà sous la surveillance du Commandement Sud des
États-Unis (SOUTHCOM).
Récemment, cependant,
après avoir déjà menacé d’« envahir » le Venezuela, le président Trump a passé
la campagne électorale à soulever sa base en affirmant qu’une caravane de
réfugiés désespérés venant d’Amérique centrale – provenant de pays dont les
États-Unis sont responsables de leur déstabilisation – était une véritable «
invasion » et donc un autre problème militaire.
À ce titre, il a ordonné
l’envoi de plus de 5 000 soldats (plus que ceux qui servent actuellement en
Syrie ou en Irak) à la frontière américano-mexicaine.
Bien qu’il ne soit pas le
premier à essayer de le faire, il cherche également à militariser l’espace et à
créer une cinquième branche de l’armée américaine, provisoirement connue sous
le nom de Space Force. C’est logique.
La guerre a longtemps été
tridimensionnelle, alors pourquoi ne pas faire entrer le militarisme américain
dans la stratosphère, alors même que l’armée américaine s’entraîne et se
prépare manifestement à une nouvelle guerre froide (sans jeu de mots) avec cet
adversaire toujours à portée de main, la Russie, autour du cercle arctique.
Si le monde tel que nous
le connaissons doit disparaître, ce sera soit à cause de la menace à long terme
du changement climatique, soit à cause d’une guerre nucléaire absurde.
Dans les deux cas,
Washington aura doublé la mise.
En ce qui concerne les
changements climatiques, bien sûr, l’administration Trump semble déterminée à
charger l’atmosphère d’encore plus de gaz à effet de serre.
Lorsqu’il s’agit d’armes
nucléaires, plutôt que d’admettre qu’elles sont inutilisables et de chercher à
réduire davantage les arsenaux gonflés des États-Unis et de la Russie, cette
administration, comme celle d’Obama, s’est engagée à investir au moins 1600
milliards de dollars sur trois décennies pour la « modernisation » totale de
cet arsenal.
N’importe quel groupe de
personnes un peu rationnelles aurait accepté depuis longtemps que la guerre
nucléaire est impossible à gagner et qu’elle n’est une méthode pour
l’extinction massive de l’humanité.
Il se trouve cependant que
nous n’avons pas affaire à des acteurs rationnels, mais à un establishment de
défense qui considère qu’il est prudent de se retirer du traité sur les forces
nucléaires intermédiaires (FNI) datant de l’ère de la guerre froide avec la
Russie.
Ainsi s’achève notre
visite de la vision de la planète Terre par l’armée américaine.
On dit souvent que, dans
un sens orwellien, chaque nation a besoin d’un ennemi pour unir et discipliner
sa population.
Pourtant, les États-Unis
resteront le seul pays dans l’histoire à avoir militarisé le monde entier (et
même l’espace), prêts à affronter à peu près n’importe qui. C’est cela qui est
exceptionnel..
Danny Sjursen
Traduit par Wayan, relu
par Cat pour le Saker Francophone
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