Par Jean-François Dortier
En croisant de nombreuses données issues de différentes
disciplines, il est désormais possible d'élaborer des scénarios sur l'émergence
du langage, les raisons de son apparition, et même d'imaginer quelle langue ont
parlée les premiers hommes.
Cliquez sur l'image pour voir le diaporama
La Confusion des langues, Gustave Doré. Ce dessin se
conforme à la tradition picturale : la punition divine frappe les humains pour
leur ambition sans bornes à édifier Babel ; le motif mythologique est
comparable à Prométhée, qui provoque la colère divine en dérobant le secret du
feu.
La question de l'origine du langage, fort prisée des
philosophes des Lumières, devint centrale pour nombre de savants du XIXe siècle
: les théories se mirent à pulluler et chacun y allait de son hypothèse plus ou
moins fantaisiste...
Le philologue Friedrich Max Müller s'était d'ailleurs plu
à classer toutes ces théories en leur donnant des noms péjoratifs : ainsi la
théorie « bow-bow », selon laquelle les onomatopées étaient à l'origine du
langage ; ou encore la théorie « pooh-pooh », qui supposait que le langage
dérivait des cris d'alerte chez les animaux.
https://fr.wikipedia.org/wiki/
Pour la linguistique naissante, qui voulait constituer
une véritable science, il fallait mettre un terme à cette profusion
d'hypothèses oiseuses par le moyen le plus radical : en 1866, la Société de
linguistique de Paris, lors de sa création, inscrivit dans ses statuts qu'elle
refusait toute publication relative à l'origine du langage.
Ainsi ce thème disparut-il du champ d'investigation
scientifique car considéré comme un sujet peu crédible.
Crâne d'Homo habilis KNM ER 1813 de Koobi Fora au
Kenya.
José-Manuel Benito Álvarez (España
Il a fallu attendre
la fin du XXe siècle pour que ce sujet sorte du ghetto dans lequel elle avait
été plongée pendant un siècle.
Sa réapparition provint de l'émergence de nouveaux
domaines d'études : recherches éthologiques, expériences d'apprentissage du
langage aux grands singes, données nouvelles sur les bases anatomiques et
neurobiologiques du langage, preuves indirectes issues de la préhistoire et de
l'archéologie expérimentale.
La coordination de ces recherches permet désormais de
dessiner des scénarios sur l'émergence du langage au cours de l'évolution et
d'envisager des réponses à quatre grandes questions : quand le langage est-il
apparu ?
L'évolution de cette famille a été marquée par des
modifications anatomiques, morphologiques et culturelles. Pour les
paléontologues, la boîte crânienne est particulièrement caractéristique des 5
formes principales de fossiles d'hominidés. © Muséum de Marseille
Quel langage
parlaient les premiers hommes ?
Pourquoi est-il
apparu ?
Enfin, quel lien
existe-t-il entre l'essor du langage et l'apparition de l'intelligence
technique ?
Reconstitution d'une hutte de Terra Amata telle
qu'elle avait été proposée originellement par Henry de Lumley. José-Manuel
Benito
Quand le langage
est-il apparu ?
Jusque dans les années 80, une large partie de la
communauté scientifique s'accordait sur le fait que le langage était apparu il
y a environ 40 000 ans, en même temps que la « révolution symbolique » du
paléolithique supérieur.
Cette révolution symbolique est marquée par l'avènement
de l'art des grottes ornées, la diversification des outils (lames, harpons,
outils en os, etc.) et la généralisation des sépultures avec offrandes.
On s'appuyait sur des indices anatomiques comme
l'impossibilité d'articuler des sons chez les anciens Homo (du fait de la
formation de leur larynx).
Désormais, de nouveaux indices permettent de penser que
l'aptitude anatomique au langage est beaucoup plus ancienne.
Et tout porte à
croire qu'il y a environ 2 millions d'années que sont apparues les premières
formes de langage.
Chantier Terra Amata - Nice - Un site préhistorique où
les hommes chassaient l'éléphant, entre autres !
Par ailleurs
certaines données archéologiques, comme la construction de huttes ou la
domestication du feu il y a 450 000 ans, suggèrent qu'à cette époque des formes
élémentaires de langage existaient.
Elles étaient
rendues nécessaires pour la construction des premiers campements.
Le chantier de fouilles de Terra Amata en 1966
Quel langage
parlaient les premiers hommes ?
Si on retient l'hypothèse d'une apparition reculée dans
le temps, quel type de langage parlaient les premiers hominidés ?
Le psychologue américain Merlin Donald a imaginé que la
première forme de langage a fait son apparition chez Homo erectus, sous forme
d'un langage mimétique.
Reconstitution du site de
Terra Amata il y a 400 000 ans (dessin copyright Wilson)
Pour désigner un lion ou un buffle, les premiers hommes
auraient utilisé le mime en adoptant leur démarche et leurs gestes
caractéristiques.
Pour M. Donald, une aptitude similaire à celle dont
disposent les chimpanzés à mimer autrui - à « singer », comme on dit justement
- aurait créé les bases de ce langage primitif.
Selon lui, la pratique de la danse dans toutes les
sociétés primitives attesterait de l'archaïsme du comportement mimétique.
Pour comprendre les possibilités et les limites de ce que
M. Donald nomme la « culture mimétique » d'Homo erectus, on peut imaginer la
communication que l'on emploie lorsqu'on est touriste dans un pays dont on ne
connaît pas la langue.
Un aperçu de la faune de Terra Amata il y a 400 000
ans...
Photographies copyright Kroko et Neekoo pour
Hominides.com.
Pour se faire
comprendre, on adopte spontanément le mime.
Pour dire « manger
», on porte la main à la bouche.
Pour dire « boire
», on fait semblant de lever un verre, etc.
Ce mime permet donc de représenter des objets absents,
des situations.
Il donne accès à une représentation différée, étape
essentielle dans la définition du langage.
Mais ce langage mimétique n'ouvre pas encore la
possibilité de représenter des concepts abstraits, ni d'évoquer des modalités
complexes (le passé, le futur, le conditionnel).
Cela surviendra, selon M. Donald, dans un second temps,
avec l'apparition d'un langage élaboré.
L'hypothèse de M. Donald est originale, mais elle
présente un défaut majeur.
Si l'imitation, source de la communication mimétique, est
effectivement très pratiquée chez les chimpanzés ou l'enfant humain, c'est à
des fins d'apprentissage ou de jeu, jamais comme moyen de communication.
Cependant, elle a le mérite de dessiner les contours
possibles de ce que peut être un langage primitif.
Quelles autres
formes de (pré)langage sont imaginables ?
Michael C. Corballis, de l'université d'Auckland
(Nouvelle-Zélande), a avancé la thèse d'une origine gestuelle du langage chez
Homo erectus.
L'idée est que le langage aurait débuté par un langage
des signes proche de celui employé par les sourds-muets.
Il avance une série d'arguments à l'appui de son
hypothèse.
Tout d'abord, les limites anatomiques des Homo erectus
pour la production de la parole, montrées par les travaux de Philip Lieberman,
rendraient plus probable un stade gestuel préexistant à l'oral.
Par ailleurs, la gestuelle serait mieux adaptée à
l'environnement des premiers hommes.
Comme ils vivent dans une savane, entourés de prédateurs,
la voix leur fait courir le risque de se faire rapidement repérer, alors que le
geste est silencieux.
De plus, le langage gestuel se révèle très efficace dans
les activités de chasse où il ne faut pas se faire remarquer du gibier.
Ensuite, remarque M.C. Corballis, la gestuelle est très
adaptée pour indiquer les directions lors des déplacements.
Le fait qu'aujourd'hui les enfants et beaucoup d'adultes
parlent en accompagnant leur discours de gestes des mains serait un vestige de
ce passé gestuel.
Enfin, la création spontanée par les sourds d'un langage
des signes serait un argument en faveur de l'existence d'un comportement
gestuel très archaïque enraciné dans le passé évolutif des êtres humains.
La thèse de M.C. Corballis est séduisante, mais elle ne
permet pas de savoir pourquoi le langage des signes, paré de tant de vertus,
aurait été abandonné pour l'utilisation de la voix.
Selon l'auteur, la voix procure l'avantage sur le geste
de communiquer dans l'obscurité : mais cet argument va exactement à l'encontre
de ce qui avait été dit plus haut sur l'avantage du geste par rapport à la
voix.
Un autre argument serait que l'usage de la voix
permettrait de libérer la main pour la fabrication et le maniement des outils.
Argument un peu spécieux : à ce compte, on pourrait faire
remarquer que la voix interdit de manger et de parler en même temps.
La théorie la plus couramment admise sur le langage des
origines est la théorie du proto-langage avancée par le linguiste Derek
Bickerton.
Certes, le langage ne se fossilise pas, mais D. Bickerton
a eu l'idée d'utiliser des traces de fossiles indirectes, ce qui a pu
ressembler à un langage primitif.
Dans Language and Species, il propose d'utiliser quatre
types de « fossiles ».
Tout d'abord, le langage utilisé par les grands singes
(gorilles, chimpanzés) qui ont appris le langage des signes.
Certes, ils n'utilisent pas de langage dans la nature,
mais leur faible maîtrise indique justement à quoi peut ressembler un langage
soumis à de fortes limites cognitives.
Le langage des
enfants de moins de 2 ans environ serait un autre indicateur possible d'un
langage élémentaire.
Une autre source utilisée par D. Bickerton est le langage
de Genie, une jeune « enfant-placard » qui avait été séquestrée dans une pièce
depuis sa naissance, pratiquement sans aucun contact extérieur.
Lorsqu'elle fut repérée et libérée vers l'âge de 13 ans,
elle ne parlait pour ainsi dire pas.
Son cas fut suivi par des psychologues, et ses (faibles)
progrès dans l'acquisition du langage avaient fait l'objet d'études précises.
Enfin, D. Bickerton est spécialiste du pidgin.
Un pidgin est une langue sommaire que forgent des
populations de nationalités différentes qui se retrouvent ensemble et doivent
communiquer.
Ce fut le cas des esclaves africains issus d'ethnies
différentes qui furent transportés dans les plantations de coton en Amérique.
En comparant ces quatre types de langages élémentaires -
chimpanzé, enfant de 2 ans, « enfant-placard », pidgin -, D. Bickerton s'est
rendu compte qu'ils avaient deux choses en commun.
Ces langages sont composés uniquement de mots concrets :
« table », « manger », « rouge », « marcher », « gros »...
De plus, ils ne possèdent pas de grammaire.
La simple juxtaposition de deux ou trois mots suffit à
définir le sens.
Ce protolangage a
dû être parlé par Homo erectus, pense D. Bickerton.
Il lui aurait permis d'évoquer des objets qui ne sont pas
dans l'environnement immédiat (« Niki dort », « là-bas, il y a le loup »...),
voire d'indiquer des actes à venir (« moi aller montagne » ou « toi prendre
arme »), mais il est inapte à construire des récits complexes ou des discours
abstraits.
Ce scénario du protolangage a l'intérêt de nous forcer à
penser les possibilités d'un langage primitif.
Pourquoi le
langage est-il apparu ?
A la question :
pourquoi les hommes parlent-ils ?, la réponse semble évidente, du point de vue
des sciences évolutionnistes.
Pour échanger des informations, transmettre des messages
et ainsi augmenter leur chance de survie.
Mais ce genre d'évidence ne suffit pas aux chercheurs.
En effet, selon la théorie néo-darwinienne de
l'intelligence machiavélique, il est désavantageux de transmettre des
informations.
Dans le monde du chimpanzé, tel que le décrit le modèle
de l'intelligence machiavélique, il vaut mieux se taire et garder pour soi les
informations que les transmettre.
En conséquence, l'apparition du langage constitue même un
paradoxe évolutif qu'il faut expliquer.
Pour le primatologue Robin Dunbar, professeur de
psychologie évolutionniste à l'université de Liverpool, l'avantage évolutif du
langage ne réside pas tant dans l'échange d'informations que dans le maintien
des relations sociales.
Dans Grooming, Gossip and the Evolution of Language, il
soutient que le langage chez les humains tient le même rôle que l'épouillage
dans les sociétés de singes.
C'est une forme de contact social destinée à entretenir
les relations, à apaiser les conflits et à créer des liens d'attachement entre
individus.
Pour appuyer sa thèse, R. Dunbar a mené des enquêtes sur
le contenu des conversations courantes.
Lui et son équipe sont allés enregistrer les personnes
qui discutent dans les cafés.
De quoi les gens
parlent-ils ?
Pour l'essentiel, des relations avec les autres :
« Nous avons étudié des conversations spontanées dans des
lieux divers (cafétérias d'université, bars, trains...), nous avons découvert que 65 % environ du temps de conversation est
consacré à des sujets sociaux : qui fait quoi, avec qui, ce que j'aime ou
n'aime pas, etc. »
Il en tire cette
conclusion : le langage agit comme un « épouilleur social », il facilite la
sociabilité.
Si le langage a partie liée avec les relations sociales
et le maintien du contact, on peut cependant objecter à la théorie de R. Dunbar
qu'elle survalorise cette dimension.
D'ailleurs, s'il avait réalisé son enquête sur des lieux
de travail, dans les familles, ou bien à partir de relations téléphoniques ou
d'emails, celle-ci aurait sans doute révélé les usages pratiques et
fonctionnels du langage.
Toutefois, ce qui
« sonne juste » dans la théorie de R. Dunbar est qu'une grande partie des
conversations qui ont lieu dans les cafés ou ailleurs n'ont pas de contenu
fonctionnel évident.
Les petits potins,
les ragots tiennent une place de choix dans les bavardages quotidiens.
Partant de ce constat, Jean-Louis Dessalles, chercheur en
intelligence artificielle, a échafaudé toute une théorie sur le rôle de ces
petits potins dans l'évolution du langage.
Le propre du langage humain réside dans sa fonction
référentielle, c'est-à-dire sa capacité à pouvoir rapporter les faits du monde
(ce qui est impossible à la communication animale).
Pour J.-L. Dessalles, la tendance humaine à rapporter les
événements a une fonction importante : celui qui parle attire l'attention
autour de lui et s'attire une bonne place dans le groupe.
Et cette attitude contribue à créer des coalitions
solides, des groupes stables.
Au fond, le
langage aurait donc une fonction essentiellement « politique » : elle donne une
prime aux bavards et aux beaux parleurs.
Cette théorie politique du langage ne manque pas
d'originalité, mais est-elle vraiment convaincante ?
En effet, pourquoi l'assise politique du langage
serait-elle plus importante que l'assise sociale (R. Dunbar) ou tout simplement
que le rôle pratique du langage ?
On a le sentiment que l'auteur tire d'une petite cause
(le besoin de raconter des potins) un énorme effet (l'émergence du langage).
Quel lien entre la
naissance du langage et celle de l'outil ?
Les hypothèses
récentes sur les origines du langage situent, on l'a dit, son apparition à
environ 2 millions d'années, à la même époque que les premiers outils et que le
genre Homo.
On peut dès lors s'interroger sur les relations
qu'entretinrent langage et outil. Logiquement, plusieurs cas de figures se
présentent :
- soit le langage et la technique se sont développés
comme deux modules indépendants ;
- soit le langage est la cause motrice de l'apparition de
l'intelligence technique ;
- soit l'intelligence technique (l'outil) est la cause de
l'apparition du langage ;
- soit enfin langage et technique sont tous deux
l'expression d'une aptitude plus fondamentale qui a conditionné leur
développement.
Envisageons tour à tour chacune de ces hypothèses.
Première hypothèse
: le langage s'est-il développé comme un module indépendant ?
L'idée que le langage se serait développé indépendamment
des autres aptitudes humaines (intelligence technique, intelligence sociale
notamment) est défendue par la psychologie évolutionniste.
Stephen Mithen suppose par exemple qu'Homo erectus a
développé plusieurs compétences spécialisées : une intelligence technique, liée
à la fabrication d'outils ; une intelligence sociale et communicative, qui
suppose une compréhension des intentions d'autrui.
Avec Homo sapiens, il y a eu, selon S. Mithen, une «
fusion » entre ces différentes formes de compétences.
Et cette fusion s'est faite sous la forme d'une
intelligence générale ou « méta-représentationnelle ».
Cette théorie modulaire de l'évolution se heurte
cependant à plusieurs objections.
D'abord, elle est coûteuse théoriquement.
Elle suppose que soient apparus au même moment plusieurs
modules : une intelligence technique, une intelligence sociale, une
intelligence linguistique...
De ce point de vue, la concomitance du développement du
langage et de l'outil serait purement hasardeuse.
Mais la faiblesse majeure de la théorie modulariste tient
surtout à ses présupposés concernant le développement cérébral.
L'idée d'aires cérébrales séparées (responsables chacune
des aptitudes techniques, linguistiques, sociales) qui auraient ensuite
fusionné en un super-module d'intelligence générale va à l'encontre de la voie
habituelle de l'évolution des organes.
L'évolution
procède en général par spécialisation progressive et non par fusion d'éléments
séparés.
De plus, les données sur l'évolution neurobiologique
montrent que le cerveau humain s'est développé essentiellement autour du lobe
frontal et selon une imbrication forte entre plusieurs aires cérébrales
(motricité, aire du langage...).
Cette imbrication des aires cérébrales dépendantes rend
difficile la thèse d'une indépendance des modules cognitifs.
Deuxième hypothèse
: le langage, moteur de la technique et de la pensée créatrice ?
Si le langage et la technique ne se sont pas développés
indépendamment comme le prétend la thèse modulariste, se pourrait-il alors que
le langage soit la cause motrice ayant permis le développement de l'outil, mais
aussi d'autres aptitudes comme l'intelligence sociale, l'imagination ?
C'est l'option
implicite des théories qui voient dans le langage le « propre de l'homme ».
Grâce au langage, les premiers hommes auraient acquis une
forme de pensée symbolique et créatrice qui leur aurait permis d'imaginer, de
concevoir, et donc de produire des objets techniques.
Notons tout d'abord que cette théorie fait l'objet de peu
de démonstrations convaincantes.
En général, la primauté du langage est postulée plus que
démontrée, et les liens entre langage et autres aptitudes (techniques
notamment) ne font pas l'objet de descriptif précis.
C'est le principal point faible de cette théorie : de ne
pas en être vraiment une.
Dans la théorie linguistique, tout se passe comme si
l'être humain n'était qu'un être de parole (et qu'il n'y avait donc pas à
expliquer les autres aptitudes). Cette thèse, que l'on retrouve notamment chez
D. Bickerton, ne trouve en outre pas d'appuis proprement préhistoriques.
Troisième
hypothèse : l'origine technique du langage.
Cette hypothèse voudrait que ce soit l'outil (ou
l'intelligence technique plus exactement) qui précède et explique l'essor du
langage.
Cette idée était courante dans les années 1940-1960, à
l'époque où dominait la théorie de l'Homo Faber, l'homme créateur d'outils.
Aujourd'hui, ce genre d'hypothèse n'a plus vraiment cours
et aurait du mal à trouver de solides arguments...
En effet, les recherches actuelles mettent en évidence
des liens nets entre le langage et la manipulation gestuelle (et donc la
fabrication d'outils). Tous deux impliquent le lobe frontal et les régions
pariéto-temporo-frontales .
Chez les humains, comme chez les singes, le système
dévolu à la reconnaissance des actions manuelles est localisé au niveau de
l'hémisphère gauche, dans la région de Broca, qui est responsable du langage.
On constate que les humains sont massivement droitiers,
ce qui n'est pas le cas chez les chimpanzés (qui ne sont pas ambidextres, mais
indifféremment gauchers ou droitiers).
Or la partie droite du corps est sous la dépendance de
l'hémisphère gauche, hémisphère qui est celui qui produit le langage.
Cette imbrication entre fonctions et aires cérébrales
responsables de la gestualité et du langage montre qu'il y a eu
vraisemblablement un développement combiné des deux fonctions.
Cela dit, l'état actuel des recherches ne permet pas
d'invoquer une relation de causalité dans un sens ou un autre.
Quatrième et dernière hypothèse : le langage et la
technique dépendent-ils tous deux d'un mécanisme sous-jacent ?
Cette aptitude pourrait être la faculté proprement
humaine à produire des représentations mentales et à les combiner entre elles.
Cette théorie est davantage compatible avec les
hypothèses actuelles sur l'apparition et le développement conjoint du langage
et des techniques.
Sinon, sur les
millions d'années d'évolution qu'a duré l'hominisation, par quel étrange hasard
le langage et la technique seraient-ils apparus exactement en même temps ?
Quand le langage
a-t-il émergé ?
Dans les années 80, un chercheur américain, Philip
Lieberman, a imposé la thèse d'une apparition très récente de la parole.
Cette hypothèse s'appuyait sur l'étude comparée de
l'appareil vocal (larynx, pharynx, tractus vocal) des hommes, des singes et des
premiers humains.
Or, chez l'homme moderne, le larynx est situé au fond de
la gorge, en « position basse ».
Cette position a l'inconvénient de laisser passer à la
fois les aliments et l'air au fond de la gorge, d'où parfois le phénomène de «
fausse route ».
En revanche, le
phénomène de descente du larynx, apparu au cours de l'évolution, a permis la
constitution d'un appareil vocal élaboré et l'articulation des sons.
La descente du larynx se reproduit d'ailleurs chez
l'enfant au cours de son développement.
Chez le bébé, le larynx est en position haute (comme chez
les chimpanzés et probablement les australopithèques) : cela lui permet de
téter tout en respirant.
Puis, tout au long de l'enfance, son larynx descend, lui
permettant ensuite d'articuler des sons.
D'où l'idée, selon P. Lieberman, que le langage est
apparu avec Homo sapiens.
Des données
anatomiques
Mais de nouvelles
données ont entraîné des remises en cause de sa thèse.
En 1983, Ralf Holloway provoqua une secousse en annonçant
qu'il avait repéré sur un crâne d' Homo habilis la présence embryonnaire de
l'aire de Broca, une des zones cérébrales de production du langage.
Par ailleurs, en examinant la forme du basicrâne d'un
Homo erectus, ce chercheur conclut que son appareil vocal était comparable à
celui d'un enfant de 6 ans.
Il pouvait donc articuler une palette de sons assez
large.
En 1989, la
découverte sur un squelette de Neandertal de l'os hyoïde - dont la morphologie
permet le mouvement du larynx nécessaire à l'articulation vocale - allait
apporter un argument supplémentaire en faveur de l'existence d'un langage
articulé chez les ancêtres des hommes modernes.
Une autre série d'arguments indirects furent mis au
crédit de l'idée d'une apparition ancienne du langage.
Pour de plus en plus de préhistoriens, il apparaissait
évident que les activités des premiers hommes, comme la construction des huttes
ou la domestication du feu, impliquaient une organisation sociale et donc une
communication langagière au moins élémentaire.
Aujourd'hui, la
plupart des spécialistes envisagent l'apparition du langage en deux étapes :
une première phase de langage primitif ou proto-langage parlé par l'Homo
erectus, suivie par le langage complexe avec Homo sapiens.
Reconstitution de
la hutte de Terra Amata
A Terra Amata, près de Nice, Henry de Lumley et son
équipe ont dégagé les vestiges d'une habitation ancienne vieille de 380 000
ans. Cette hutte ovale (ici reconstituée), de 6 mètres de long et de 4 mètres
de large, fut habitée par les derniers représentants des Homo erectus. H. de
Lumley estime que dix à vingt personnes ont pu y séjourner.
Construire une belle cabane exige l'usage d'une langue,
même sommaire. A la différence des outils de pierre (comme les bifaces) qui se
fabriquent et s'utilisent seul, la construction d'une telle hutte exige le
travail de plusieurs personnes, qui coordonnent leur activité : pour choisir
l'emplacement, couper le bois, le transporter, aménager le sol, trouver des
pierres de soutènement, etc.
On pourrait à la limite imaginer que cela soit fait de
façon séparée par plusieurs personnes. La mise en place de l'armature centrale
(pilier et branches porteuses) requiert forcément une activité collective
concertée.
Sans doute un leader a pris la direction des opérations
et donné des ordres : « Toi, va chercher des branches » ; « toi, nettoie le sol
». Tout cela exige donc une forme de langage, même rudimentaire.
Ce langage ne requiert pas de mots abstraits, ni même de
structures grammaticales : « Toi, chercher bois » pourrait suffire.
On peut souvent joindre le geste à la parole : « Prends
par là... par ici » (en montrant la branche) ; « pousse-la vers moi » ; « plus
haut, plus haut ! » ; « voilà, ne bouge plus... ».
Il faut faire comprendre à l'autre ce que l'on veut
faire.
La construction de huttes suggère donc que les Homo
erectus tardifs, voici 400 000 ans, vivaient dans des groupes organisés (pour
vivre et travailler en commun) et maîtrisaient un langage au moins élémentaire.
La construction de huttes est contemporaine d'une autre innovation fondamentale
dans l'histoire de l'homme : la domestication du feu.
Les linguistiques cognitives
Les « linguistiques cognitives » sont apparues depuis les
années 70. Elles désignent une famille de recherches qui, bien que non
unifiées, partagent un postulat commun sur les fondements du langage. Elles
soutiennent que le langage est sous la dépendance de processus cognitifs
sous-jacents : schémas perceptifs et images mentales.
Pour dire vite, ce n'est pas le langage qui structure la
pensée, c'est la pensée qui façonne le langage.
- Ainsi, pour exprimer les modalités grammaticales telles
que le temps (expression du futur, du passé, du présent), il faut d'abord se
représenter le monde sous forme temporelle. La forme grammaticale n'est qu'un
dérivé du schéma cognitif sous-jacent.
- Les catégories du langage telles que le verbe exprimant
l'action (« manger », « sauter », « courir »), le sujet exprimant l'agent
(celui qui agit), les déterminants (où, et, dans...) dépendent eux aussi de
schémas cognitifs préalables (représentations de l'espace, représentation de
l'action, de la causalité).
- Si on adopte cette approche, l'émergence du langage ne
peut plus être conçue comme un mécanisme cognitif autonome, mais doit être
envisagée comme la spécialisation d'une aptitude plus fondamentale qui se
serait déployée également dans d'autres domaines (intelligence sociale,
intelligence technique).
Par Jean-François Dortier - 01/12/2003.
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