Par Rémi Castets – 14/02/2019.
Un univers digne de « 1984 » ·
L’arrivée au
sommet de l’État et du Parti communiste de Xi Jinping en 2012-2013 a coïncidé
avec la montée des tensions dans le Xinjiang *.
L’année 2014 fut
une année noire, marquée par de nombreux attentats.
Cliquez sur l'image pour voir le diaporama :
Alex Palmer/ABC
Le nouveau leader chinois décida alors d’amener les
Ouïghours et les autres minorités turcophones musulmanes à se comporter en
citoyens modèles, à même d’afficher une foi inébranlable en la nation chinoise,
instaurant un régime qui rappelle celui décrit par George Orwell dans son roman
1984.
Divisions administratives et disputes territoriales de
la République populaire de Chine - Ismoon (discussion) (Fichier:RP Chine
administrative.svg
Depuis l’arrivée de Chen Quanguo aux manettes du Parti
communiste dans le Xinjiang en 2016, l’approfondissement des dispositifs de
contrôle développés à la suite des émeutes de 2009 et de la série d’attentats
de 2014 se poursuit désormais à un rythme accéléré.
Près de la route du Karakoram. Colegota — Travail
personnel
Selon les travaux conduits par Adrian Zenz, les budgets
alloués à la sécurité ont explosé.
Forces de police spéciales et dispositifs anti-émeutes
ont été renforcés.
Plus largement, c’est plus de 100 000 policiers qui ont été recrutés après 2009 dans cette province
de 23 millions d’habitants.
Lac Tianchi. - Bernard Gagnon — Travail personnel
Les recrutements
ont culminé entre l’été 2016 et l’été 2017 avec plus de 90 000 policiers, soit
douze fois plus qu’en 2009.
Il s’agissait notamment de tenir l’objectif de mise en
place d’antennes des bureaux de la sécurité publique dans chaque village ou
hameau de la région.
Jarres et bois travaillé. Antique cité de Karadong ve
siècle - iiie siècle avant notre ère. Taklamakan, ancienne vallée de la Keriya.
Photo Aurel Stein 1906, International Dunhuang Project [1] [archive]. Aurel
Stein
A été aussi lancé
le programme « Faire famille ».
Les fonctionnaires séjournent régulièrement et restent
parfois plusieurs jours dans les familles pour interroger adultes et enfants
afin d’identifier les comportements subversifs, pousser à la dénonciation et
faire de l’éducation patriotique.
Tapisserie en laine ornée d'un centaure dans sa partie
supérieure, 116×48 cm. Asie centrale iie siècle av.n.è. - iiie siècle de notre
ère. Mise au jour : Xinjiang. Musée de la Région autonome ouïghoure du
Xinjiang, Urumqi
Ismoon (talk) 23:05, 20 December 2012 (UTC)
Le dispositif qui a émergé au tournant de 2013-2014 a été
renforcé et intensifié, avec désormais plus d’un million de fonctionnaires
particulièrement impliqués dans les zones rurales du sud où se concentre la
défiance à l’égard de Pékin.
Ruines de Gaochang, fondée au ier siècle de notre ère.
Architecture de terre.
Colegota — Travail personnel
DES BARBES «
ANORMALES »
Par ailleurs, des cadres juridiques de plus en plus
étroits continuent d’être raffinés en vue de lutter contre l’influence de
l’islam dans la société, et plus largement contre ce que les autorités
chinoises appellent l’« extrémisme », autrement dit toutes les opinions et
idéologies qui ne cadrent pas avec les lignes du Parti.
Trois fillettes ouïghoures au marché de Khotan. Colegota
— Travail personnel
Au mois de novembre 2014, l’Assemblée de la région
autonome du Xinjiang avait déjà voté une loi réformant les régulations
religieuses régionales de 1994. Cette nouvelle loi avait ajouté 18 articles aux
régulations précédentes afin de « moderniser » le dispositif d’accréditation
des imams et plus largement de contrôle des mosquées et de ce qu’il reste des
structures d’enseignement religieux déjà sous étroite surveillance.
En 2017, un nouveau
train de régulations a été édicté afin de lutter contre l’« extrémisme ».
Ces nouveaux cadres juridiques mettent plus que jamais
l’accent contre les dangers de « l’extrémisme religieux » et le contrôle des
nouveaux supports de diffusion des contenus religieux ou politico-religieux.
Désert du Taklamakan étendue de sable indomptée
Néanmoins, pour beaucoup de musulmans, ils comportent une
dimension très intrusive.
Ces régulations vont jusqu’à proscrire par exemple le
port des barbes dites « anormales », le voile dans l’espace public ou des
prénoms musulmans marqueurs d’une trop grande ferveur religieuse.
Grottes aux mille bouddhas de Kizil reflet du
bouddhisme sur la Route de la Soie
FICHAGE ADN
Alors qu’en Chine il n’existe pas véritablement de
protection contre le fichage des données et leur croisement, le Xinjiang est
devenu un vaste terrain d’expérimentation pour l’Etat et les fleurons de la
surveillance high-tech et du big data sécuritaire.
Grand Canyon de Tianshan mystérieuses falaises ocrées
Les smartphones
seraient équipés de logiciels espions.
Ils sont sujets à vérification, voire peuvent être
aspirés à tout moment au niveau des multiples checkpoints qui émaillent les
routes et des points de contrôle policier.
Montagnes flamboyantes fournaise de Chine
Après les évènements de 2009, un vaste système de
vidéosurveillance avec reconnaissance faciale a été développé, alors que des
codes QR sont apposés à l’entrée des maisons pour mieux accéder aux données de
ceux qui les habitent.
Lac céleste
Les véhicules doivent être quant à eux équipés de
systèmes GPS les rendant localisables, et les systèmes de reconnaissance
automatique des plaques d’immatriculation scannent les véhicules sur les
routes.
Chine : dans les déserts du Xinjiang, sur la route de
la soie
Alors que les allées et venues à l’entrée de la région
sont particulièrement surveillées, beaucoup ont dû remettre leur passeport aux
bureaux de police, ce qui a réduit à néant les espoirs de ceux qui souhaitent
gagner l’étranger.
Nomades tadjiks
Il y a quelques mois, une vaste campagne de santé
régionale avait déjà permis de réaliser le fichage ADN de plus de 19 millions
de personnes.
Cette campagne va de pair avec des scans rétiniens, des
prises d’empreintes, voire des enregistrements vocaux.
Marché de Kashgar
Cet univers de
l’ultra-contrôle s’inscrit dans le cadre d’une mutation de la philosophie
sécuritaire chinoise.
Il ne s’agit plus comme auparavant de surveiller la
société et de sanctionner durement ceux qui fauteraient.
Les nouveaux dispositifs s’inscrivent dans une logique de
contrôle de tous les instants, voire de contrôle prédictif de masse.
Marché aux moutons
Le dispositif le plus avancé de collecte et de croisement
des données étant sans doute la fameuse base Plate-forme d’opérations jointe
intégrée (POJI).
Développée par une filiale de la China Electronics
Technology Group Corporation, elle vise à prendre dans un filet de surveillance
à petites mailles toutes les « graines » de contestataires avant qu’ils ne
passent à l’action tout en débusquant les individus à « double visage »,
c’est-à-dire ceux qui cachent leurs véritables opinions politiques.
Mausolée d'Abakh Hoja
Elle génère des
possibilités de croisement des données de plus en plus fines.
La collecte de
données conjuguées à l’étude de comportements « inhabituels » doit permettre
d’anticiper et de classer les individus en fonction de leur degré de loyauté et
du risque sécuritaire qu’ils font peser.
Troupeau de moutons aux abords de la ville de
Khotan
Parmi les nombreux critères permettant d’identifier
d’éventuels individus problématiques figurent les séjours à l’étranger dans
l’un des 26 pays à risque (la plupart à prédominance musulmane), le fait
- d’échanger avec des étrangers ou des personnes ayant
séjourné à l’étranger,
-d’avoir téléchargé l’application de télécommunication
interdite Whatsapp,
- de porter la barbe,
- de ne pas boire d’alcool,
- de ne pas fumer,
- de manger halal,
- de faire le ramadan,
- de ne pas manger de porc ou bien de vouloir
- donner à ses enfants des prénoms musulmans jugés
subversifs.
ÉRADIQUER LES
VIRUS IDÉOLOGIQUES
Conjugué au fameux projet de crédit social, ce tournant
semble préfigurer des lendemains où les individus qui souhaiteraient exprimer
des idées divergentes n’auront plus d’autre choix que de rentrer dans le rang
sous peine de se marginaliser ou de se criminaliser.
Une fois les éléments
problématiques identifiés, il s’agit désormais de tenter de les traiter au sein
d’un vaste système de rééducation destiné à lutter contre « l’extrémisme ».
Ce système a été développé au Xinjiang à partir du
dispositif extrajudiciaire de « transformation par l’éducation » qui a été mis
en place en Chine dans les années 1990, au départ pour rééduquer les adeptes de
la secte du Falungong.
Là-bas, il a été adapté et élargi pour traiter de façon
systématique l’ensemble des individus issus des minorités musulmanes faisant
l’objet de la moindre suspicion sur leur loyauté au régime.
En l’absence de données officielles, il est impossible de
chiffrer le nombre d’individus internés ou passés par ce dispositif, mais
Adrian Zenz a tenté d’évaluer sa capacité en étudiant notamment les données
relatives à la passation des marchés publics afin de construire ces structures
ou agrandir des structures existantes.
Selon lui, plus de
10 % de la population ouïghoure serait passée par ce dispositif ou bien serait
actuellement internée.
Contrairement aux fameux camps de réforme par le travail
(laogai), ce système peut conduire à des durées d’internement indéterminées.
Ses travaux et les rapports des organisations de
protection des droits humains décrivent une organisation à plusieurs échelons,
avec des classes de rééducation ouvertes, mais aussi des centres fermés à la
discipline de fer.
Chacun de ces
dispositifs, en vertu d’une pathologisation des pensées contestataires vise à «
éradiquer les virus idéologiques » et à traiter les individus en fonction de
leur degré de récalcitrance.
Alerté par la situation, le Haut-commissariat de l’ONU
aux droits de l’homme a demandé un accès aux centres.
Alors que leur existence était niée au départ par les
autorités, elles ont fini par les présenter à la fois comme des centres
d’éducation patriotique et de formation professionnelle destinés à favoriser
l’insertion des minorités.
De fait, cours d’éducation patriotique, interrogatoires,
séances d’autocritique côtoient des cours de chinois pour les individus les
moins à l’aise avec le mandarin.
Cependant, les témoignages dans les médias étrangers de
ceux qui ont fui après avoir été libérés des centres fermés dépeignent un
tableau beaucoup plus sombre que celui des médias chinois avec des conditions
de détention parfois très dures, de fortes pressions voire des actes de torture
psychologique ou physique, le tout sans savoir pour combien de temps on sera
interné...
SINISATION FORCÉE
Alors que les Ouïghours chinois vivant à l’étranger et
ayant la citoyenneté sont contactés régulièrement et mis sous pression pour
rentrer, livrer des informations ou renoncer à toute action politique, les
communications au sein même des familles écartelées entre le Xinjiang et
l’étranger sont bien souvent rompues de peur de provoquer l’internement d’un
parent.
Alors que les arrestations explosent, des universitaires
de renom, des artistes, voire des sportifs célèbres ont brusquement disparu,
pour certains probablement internés dans ces camps ou bien mis sous résidence surveillée
quand ils ne font pas l’objet d’inculpations.
Depuis quelques mois des condamnations parfois
extrêmement lourdes ont été prononcées au regard des faits reprochés.
Ainsi, l’ancien
directeur du bureau pour la supervision de l’éducation du Xinjiang et l’ancien
président de l’université du Xinjiang ont été récemment condamnés à mort pour «
tendance séparatiste », autrement dit probablement pour avoir affiché trop
de sympathie envers une partie des thèses anticoloniales.
En effet, le « vivre-ensemble » proposé par Pékin repose
sur une immigration chinoise massive, une homogénéisation culturelle
sinisatrice, ainsi que sur un contrôle étroit de la population et des
institutions de la région autonome.
Alors que la langue ouïghoure laisse progressivement la
place au chinois dans le système scolaire depuis les années 2000, que le
contrôle de la police et de l’administration se resserre sans cesse,
l’immigration chinoise persiste et exacerbe le sentiment d’être en proie à une
submersion par les Chinois ethniques —
les Hans —.
Au début des
années 2010, ces derniers représentaient 40 % des 22 millions d’habitants de la
région (contre 6 % en 1949) et les Ouïghours ne représentaient plus que 45 % de
la population provinciale (contre 75 % en 1949).
Par ailleurs, les investissements destinés à développer
et rendre plus attractives les zones de colonisation, la suprématie des Hans
dans l’administration et l’économie et leur méfiance vis-à-vis des Ouïghours
favorise les uns et contribue à maintenir au bas de l’échelle sociale une
partie importante de la société ouïghoure.
Certes, l’État assure l’essentiel du budget régional et a
longtemps garanti une croissance à deux chiffres grâce à des investissements
massifs.
Cependant, moins bien formés, car plus modestes ou tout simplement
discriminés malgré leurs diplômes, de nombreux Ouïghours peinent à tirer profit
d’une croissance économique vigoureuse sur un marché du travail tenu par les
Hans.
La solution que
prônent les autorités via les camps de rééducation serait une formation
linguistique et un formatage intellectuel afin de rendre compatibles les
esprits rétifs à la modernité élaborée à Pékin.
Les autorités affichent des taux de rééducation élevés et
se félicitent de la baisse des actes de violence depuis quelques mois, mais en
Chine les observateurs s’inquiètent — sans oser le dire publiquement — des
conséquences des niveaux de frustration générés par ces politiques sur le long
terme.
Rémi Castets
Directeur du département d’études chinoises de l’Université
Bordeaux Montaigne
…………………..
* Région autonome ouïghoure du Xinjiang, plus rarement
appelé également Turkestan oriental depuis le xixe siècle, est une des cinq
régions autonomes de la République populaire de Chine, au statut particulier,
comme la Mongolie-Intérieure ou le Tibet.
Situé à son extrême ouest, il s'étend sur 1 660 001 km2
et occupe un sixième du territoire chinois. Le Xinjiang possède une frontière
commune avec huit pays, la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan,
le Tadjikistan, l'Afghanistan, le Pakistan, et l'Inde. Sa capitale est
Ouroumtsi (Ürümqi).
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