Par herodote.net.
De quoi les gilets jaunes sont-ils le nom ?
Sans s'en douter, ils annoncent peut-être l’arrivée ou
plutôt le retour d’un système impérial basé sur l'institutionnalisation de la
violence.
Celle-ci vise à dominer les masses laborieuses pour mieux
les pressurer.
Sommes-nous en
train de tourner le dos à plusieurs siècles d'expérience démocratique ?
L'historien Gabriel Martinez-Gros, auteur d'une
magistrale Brève Histoire des empires (Seuil, 2014), s'exprime sur le sujet
pour la première fois.
Gabriel Martinez-Gros, professeur d'histoire médiévale du
monde musulman à l'Université de Paris-X.
Un millier de
voitures brûlent et…
Ce matin-là, la radio commentait l’arrestation la veille
d’Éric Drouet, pour n’avoir pas déposé en préfecture une demande d’autorisation
de manifester - en fait la « manifestation » se limitait à une dizaine de
Gilets Jaunes et au dépôt de quelques bougies en hommage aux victimes de ces
dernières semaines.
Un dirigeant
toulousain du mouvement, interrogé, faisait remarquer qu’on arrêtait Drouet
pour une peccadille, mais qu’on laissait brûler sans réagir – et sans la
moindre arrestation – un millier de véhicules dans la nuit du Réveillon.
Toujours à
Toulouse, un peu plus tard sur la même radio, une militante Gilet Jaune
s’indignait des destructions dont les manifestations étaient le prétexte. « Regardez, ajoutait-elle, ils sont en train
de monter une barricade. Et les gens de la rue ne font rien ».
Les deux
remarques, justes et profondes, mettent le doigt sur la brèche qui s’élargit
dans notre société entre ceux qui prennent le droit de la violence et ceux qui
en ont peur.
Les premiers sont une mince minorité, belliqueuse et
solidaire dans le combat quotidien de la rue – c’est ce qu’on nomme une « bande
» ; les autres, craintifs et isolés, l’immense majorité, fuient l’affrontement
avant de devoir probablement se soumettre.
La violence fait
ligne de crête entre ceux qui l’acceptent, puis la revendiquent et en font une
arme, une position sociale et un moyen de vivre ; et ceux qui sont destinés,
tôt ou tard, à capituler devant eux.
Ce fossé n’existait pas dans les mêmes proportions il y a
cinquante ans, et encore moins il y a cinq cents ans.
On y serait descendu dans « sa » rue pour la protéger et
la revendiquer.
Mais il y a plus
étonnant : l’action de l’État, qui est supposé combler le fossé de violence qui
se creuse au sein de la citoyenneté, l’approfondit au contraire, comme le note
bien le premier témoin, en respectant le territoire des bandes et en
appesantissant à l’inverse son autorité sur les pacifiques.
Si les riverains
se mêlaient de s’emparer de la sécurité de leur rue, c’est à eux que la police
recevrait instruction de s’en prendre.
On serait tenté de crier à l’absurdité.
On aurait tort. On est en fait en présence d’un
fonctionnement politique parfaitement cohérent, l’un des plus anciens au monde
et des mieux connus.
Les Gilets Jaunes
face à l’empire
Sans le savoir
bien sûr, les Gilets Jaunes viennent de découvrir l’empire.
Car l’empire, ce n’est ni un territoire, ni une dynastie,
et moins encore un peuple – réalité que l’empire abhorre -, c’est un système de gouvernement
précisément fondé sur cette infranchissable ligne de partage entre violents
solidaires d’une part, soumis désolidarisés de l’autre, ce que le grand
historien arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn nomme « bédouins » (les violents
solidaires) et « sédentaires » (les soumis désolidarisés) ; ou ce que le
sociologue Ernest Gellner, grand lecteur du premier, nommait plus simplement « loups » et « moutons ».
D’où vient
l’empire ?
Évidemment au départ de conquêtes, qui expliquent le
contraste des loups dominants et des moutons soumis.
Les premiers
empires apparaissent brutalement au milieu du premier millénaire avant notre
ère, quand les masses humaines productives atteignent le seuil critique qui
fait de leur invasion et de leur domination une entreprise très profitable.
En quelques siècles, les dimensions de ces empires, leur
population, leurs capitales se dilatent dans des proportions inouïes, de
l’Assyrie à l’empire d’Alexandre et à Rome en Méditerranée ; des principautés «
des Printemps et des Automnes » aux « Royaumes Combattants » et enfin à
l’Empire unifié en Chine.
Mais le propre du mécanisme impérial, c’est qu’une fois
en place, il s’efface rarement.
Le peuple fondateur de l’empire peut s’affaiblir, se «
sédentariser » à son tour, se rendre aux valeurs chaleureuses et pacifiques du
monde des « moutons » selon Gellner, un autre le remplacera dans le rôle des
loups.
C’est ainsi par exemple que le nom de « Romains » désigne
à l’âge de la conquête de la Méditerranée (IIe-Ier s. av. notre ère) le peuple
des vainqueurs, et quelques siècles plus tard, au Bas-Empire (IVe-Ve s. de
notre ère), la foule désarmée des pacifiques rangée derrière ses évêques face
aux Barbares désormais en charge de l’armée romaine et de la force.
Forces de
l’empire, faiblesses de la démocratie
Mais pourquoi
l’empire se maintient-il ?
Parce qu’il est économiquement pertinent, à Rome comme en
Chine.
Le rassemblement de dizaines de millions de producteurs
sous son autorité, pour la première fois dans l’histoire humaine, permet la
levée régulière de l’impôt, qui remplace avantageusement, pour les maîtres
comme pour les sujets, la brutalité du tribut et du pillage.
La mobilisation de l’impôt, l’expansion de la capitale,
le rassemblement des savoir-faire, permettent d’obtenir les seuls gains
possibles de productivité que permette une société agraire de progrès très
lents, et d’en redistribuer au total le bénéfice à tous.
L’empire survit
parce qu’il offre le meilleur vivre. Il n’a pas pour but, comme le croit une
naïve légende, de conquérir, mais d’enrichir son troupeau de moutons (ses
soumis) en lui procurant les meilleurs pâturages (le meilleur niveau de vie)
qui lui feront la meilleure laine à prélever (l’impôt le plus lourd).
L’empire subsiste
parce qu’il propose à ses populations autant de satisfactions économiques qu’il
leur retire de droits politiques, à l’exact inverse de la cité.
Il est mal à
l’aise avec les questions d’identité, de culture, d’histoire.
Il vous comprendra
mieux si vous lui parlez de niveau de vie.
Mais ne
vivons-nous pas en démocratie ?
Il est vrai qu’à la différence de la Chine, de l’Inde, du
Moyen-Orient islamique, l’Europe et l’Occident en général se sont dégagés de la
formule impériale.
À deux reprises...
Une première fois à la « chute de l’empire romain » –
c’est-à-dire à l’effondrement de l’État et de l’impôt aux Ve-VIe s., le seul
schéma envisageable de disparition de l’empire.
L’éclipse de l’impôt d’État jusqu’au XIVe siècle a donné
à l’Occident une constitution historique dont nous mesurons mal à quel point
elle fait exception dans l’histoire du monde.
Une seconde fois, l’Occident a rompu avec l’empire avec
la Révolution industrielle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, parce qu’elle
a créé des sources de richesse indépendantes du prélèvement fiscal, de
l’omnipotence de l’État, du désarmement des peuples.
Les révolutions politiques qui ont suivi, en Amérique, en
France puis partout ailleurs en Europe au XIXe siècle, ont concilié ce que la
formule impériale sépare absolument : armer
les peuples, leur donner le pouvoir tout en les enrichissant. Non sans risque :
l’empire est profondément pacifiant et pacifique. Il ne vise qu’à tondre ses
troupeaux.
Nos démocraties (et les régimes de masse totalitaires
fondés sur le même principe de la « souveraineté du peuple ») furent au
contraire terriblement guerrières dans la première moitié du vingtième siècle.
Pourquoi nous
quittons la démocratie
Nous sommes sur la voie de quitter la démocratie.
D’abord pour les mêmes raisons, inversées, qui nous
avaient permis de la construire : une
moindre croissance économique, un vieillissement du monde, en contradiction
avec les rodomontades du « jeunisme » et la mythologie de la Silicon Valley.
Cette morosité
économique croissante, de crise en crise, conduit les peuples à se réfugier
sous l’aile protectrice de l’État et de sa fiscalité, seuls capables d’assurer
à nouveau les investissements nécessaires et de redistribuer les bénéfices de
plus en plus maigres et inégalitaires de la croissance.
Les Gilets Jaunes aussi rêvent de l’empire
parfait.
Les retraités
grecs ne transigent pas avec l’honneur national, mais ils ont voté pour le
maintien dans l’euro, qui garantit le niveau de leurs pensions.
À ce mouvement de
fond qui affecte ou affectera le monde dans son ensemble – les taux de
fécondité les plus faibles, depuis cette décennie, ont été observés en Asie
Orientale, Taiwan, Corée du Sud, Hong-Kong et Singapour, et non en Europe -,
l’Europe ajoute le
trait impérial majeur : elle a été désarmée depuis 1945 par la victoire de
l’Union Soviétique et des États-Unis.
Vainqueurs secondaires, la France et la Grande-Bretagne
ont été autorisées à l’usage des armes dans leurs colonies, dans d’étroites
limites que l’échec de l’expédition de Suez de 1956 leur a rappelées.
La France seule continue aujourd’hui d’exercer ce droit
ou cette mission en Afrique.
Contrairement à ce
que proclament ses dévots, ce n’est pas l’Union Européenne qui assure la paix
sur l’ouest du continent depuis soixante-quinze ans, mais le désarmement imposé
par la puissance américaine.
Si légère et généreuse qu’ait été la domination des
États-Unis, elle a contribué à créer les conditions de l’empire, dont l’Union
Européenne est l’incarnation parfaite.
Parfaite parce qu’elle ne se préoccupe pas de politique
(c’est l’affaire des Américains), mais seulement d’économie, d’accumulation et
de redistribution de ressources que n’amputent pas les dépenses militaires.
Bruxelles est un
rêve de vizir, une banque déguisée en État pour reprendre à l’inverse les mots
de Voltaire sur la Compagnie anglaise des Indes.
L’immigration ne
nous sauvera pas
L’actuelle
question migratoire donne la vraie mesure du débat.
De sonores statistiques bruxelloises insistent sur les
dizaines de milliers d’informaticiens dont l’Allemagne a besoin, et proclament
la nécessité de l’immigration.
Des voix plus discrètes et plus sourdes soulignent avec
plus de sincérité et de réalisme les énormes besoins de l’industrie de la
vieillesse européenne, aides ménagères, aides à domicile, soignants, qui
exigeront la création de millions de nouveaux emplois médiocrement payés, que
l’immigration seule peut assurer.
Les uns et les autres parient sur le rajeunissement
durable et donc le regain de consommation et de prospérité que ces nouvelles
populations apporteront.
À tort.
Aux USA, les statistiques ethniques montrent que la
fécondité des Hispaniques immigrants tend à s’aligner dès la deuxième
génération sur celle de la population générale ; l’immigration ne nous sauvera
pas longtemps du vieillissement.
Le raisonnement est pourtant juste, à court terme, si on
s’en tient à l’économie, comme le fait toujours l’empire.
Mais peut-on
remplacer mécaniquement un Allemand par un Syrien, un Espagnol par un Gambien
sans considérer ce que les uns et les autres portent de mœurs, de langues,
d’histoires différentes ?
Oui, si on s’en tient à quelques valeurs sociétales
supposées universelles – et pourtant étrangement nouvelles.
Oui surtout si la décision des peuples, si l’existence
même des peuples, n’est plus l’essentiel.
Si la vraie
différence passe entre loups et moutons, quelle importance que le loup, ou le
mouton, soit blanc ou gris ?
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