mardi 12 février 2019

Le retour de l'Empire

Europe - 
Par herodote.net.

De quoi les gilets jaunes sont-ils le nom ?

Sans s'en douter, ils annoncent peut-être l’arrivée ou plutôt le retour d’un système impérial basé sur l'institutionnalisation de la violence.


Celle-ci vise à dominer les masses laborieuses pour mieux les pressurer.

Sommes-nous en train de tourner le dos à plusieurs siècles d'expérience démocratique ?

L'historien Gabriel Martinez-Gros, auteur d'une magistrale Brève Histoire des empires (Seuil, 2014), s'exprime sur le sujet pour la première fois.
Gabriel Martinez-Gros, professeur d'histoire médiévale du monde musulman à l'Université de Paris-X.


Un millier de voitures brûlent et…

Ce matin-là, la radio commentait l’arrestation la veille d’Éric Drouet, pour n’avoir pas déposé en préfecture une demande d’autorisation de manifester - en fait la « manifestation » se limitait à une dizaine de Gilets Jaunes et au dépôt de quelques bougies en hommage aux victimes de ces dernières semaines.


Un dirigeant toulousain du mouvement, interrogé, faisait remarquer qu’on arrêtait Drouet pour une peccadille, mais qu’on laissait brûler sans réagir – et sans la moindre arrestation – un millier de véhicules dans la nuit du Réveillon.

Toujours à Toulouse, un peu plus tard sur la même radio, une militante Gilet Jaune s’indignait des destructions dont les manifestations étaient le prétexte. « Regardez, ajoutait-elle, ils sont en train de monter une barricade. Et les gens de la rue ne font rien ».

Les deux remarques, justes et profondes, mettent le doigt sur la brèche qui s’élargit dans notre société entre ceux qui prennent le droit de la violence et ceux qui en ont peur.

Les premiers sont une mince minorité, belliqueuse et solidaire dans le combat quotidien de la rue – c’est ce qu’on nomme une « bande » ; les autres, craintifs et isolés, l’immense majorité, fuient l’affrontement avant de devoir probablement se soumettre.


La violence fait ligne de crête entre ceux qui l’acceptent, puis la revendiquent et en font une arme, une position sociale et un moyen de vivre ; et ceux qui sont destinés, tôt ou tard, à capituler devant eux.

Ce fossé n’existait pas dans les mêmes proportions il y a cinquante ans, et encore moins il y a cinq cents ans.
On y serait descendu dans « sa » rue pour la protéger et la revendiquer.

Mais il y a plus étonnant : l’action de l’État, qui est supposé combler le fossé de violence qui se creuse au sein de la citoyenneté, l’approfondit au contraire, comme le note bien le premier témoin, en respectant le territoire des bandes et en appesantissant à l’inverse son autorité sur les pacifiques.

Si les riverains se mêlaient de s’emparer de la sécurité de leur rue, c’est à eux que la police recevrait instruction de s’en prendre.

On serait tenté de crier à l’absurdité.
On aurait tort. On est en fait en présence d’un fonctionnement politique parfaitement cohérent, l’un des plus anciens au monde et des mieux connus.

Les Gilets Jaunes face à l’empire

Sans le savoir bien sûr, les Gilets Jaunes viennent de découvrir l’empire.

Car l’empire, ce n’est ni un territoire, ni une dynastie, et moins encore un peuple – réalité que l’empire abhorre -, c’est un système de gouvernement précisément fondé sur cette infranchissable ligne de partage entre violents solidaires d’une part, soumis désolidarisés de l’autre, ce que le grand historien arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn nomme « bédouins » (les violents solidaires) et « sédentaires » (les soumis désolidarisés) ; ou ce que le sociologue Ernest Gellner, grand lecteur du premier, nommait plus simplement « loups » et « moutons ».

D’où vient l’empire ?

Évidemment au départ de conquêtes, qui expliquent le contraste des loups dominants et des moutons soumis.
 Les premiers empires apparaissent brutalement au milieu du premier millénaire avant notre ère, quand les masses humaines productives atteignent le seuil critique qui fait de leur invasion et de leur domination une entreprise très profitable.


En quelques siècles, les dimensions de ces empires, leur population, leurs capitales se dilatent dans des proportions inouïes, de l’Assyrie à l’empire d’Alexandre et à Rome en Méditerranée ; des principautés « des Printemps et des Automnes » aux « Royaumes Combattants » et enfin à l’Empire unifié en Chine.


Mais le propre du mécanisme impérial, c’est qu’une fois en place, il s’efface rarement.
Le peuple fondateur de l’empire peut s’affaiblir, se « sédentariser » à son tour, se rendre aux valeurs chaleureuses et pacifiques du monde des « moutons » selon Gellner, un autre le remplacera dans le rôle des loups.


C’est ainsi par exemple que le nom de « Romains » désigne à l’âge de la conquête de la Méditerranée (IIe-Ier s. av. notre ère) le peuple des vainqueurs, et quelques siècles plus tard, au Bas-Empire (IVe-Ve s. de notre ère), la foule désarmée des pacifiques rangée derrière ses évêques face aux Barbares désormais en charge de l’armée romaine et de la force.

Forces de l’empire, faiblesses de la démocratie


Mais pourquoi l’empire se maintient-il ?

Parce qu’il est économiquement pertinent, à Rome comme en Chine.
Le rassemblement de dizaines de millions de producteurs sous son autorité, pour la première fois dans l’histoire humaine, permet la levée régulière de l’impôt, qui remplace avantageusement, pour les maîtres comme pour les sujets, la brutalité du tribut et du pillage.


La mobilisation de l’impôt, l’expansion de la capitale, le rassemblement des savoir-faire, permettent d’obtenir les seuls gains possibles de productivité que permette une société agraire de progrès très lents, et d’en redistribuer au total le bénéfice à tous.

L’empire survit parce qu’il offre le meilleur vivre. Il n’a pas pour but, comme le croit une naïve légende, de conquérir, mais d’enrichir son troupeau de moutons (ses soumis) en lui procurant les meilleurs pâturages (le meilleur niveau de vie) qui lui feront la meilleure laine à prélever (l’impôt le plus lourd).

L’empire subsiste parce qu’il propose à ses populations autant de satisfactions économiques qu’il leur retire de droits politiques, à l’exact inverse de la cité.

Il est mal à l’aise avec les questions d’identité, de culture, d’histoire.
Il vous comprendra mieux si vous lui parlez de niveau de vie.

Mais ne vivons-nous pas en démocratie ?

Il est vrai qu’à la différence de la Chine, de l’Inde, du Moyen-Orient islamique, l’Europe et l’Occident en général se sont dégagés de la formule impériale.
À deux reprises...

Une première fois à la « chute de l’empire romain » – c’est-à-dire à l’effondrement de l’État et de l’impôt aux Ve-VIe s., le seul schéma envisageable de disparition de l’empire.

L’éclipse de l’impôt d’État jusqu’au XIVe siècle a donné à l’Occident une constitution historique dont nous mesurons mal à quel point elle fait exception dans l’histoire du monde.

Une seconde fois, l’Occident a rompu avec l’empire avec la Révolution industrielle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, parce qu’elle a créé des sources de richesse indépendantes du prélèvement fiscal, de l’omnipotence de l’État, du désarmement des peuples.

Les révolutions politiques qui ont suivi, en Amérique, en France puis partout ailleurs en Europe au XIXe siècle, ont concilié ce que la formule impériale sépare absolument : armer les peuples, leur donner le pouvoir tout en les enrichissant. Non sans risque : l’empire est profondément pacifiant et pacifique. Il ne vise qu’à tondre ses troupeaux.

Nos démocraties (et les régimes de masse totalitaires fondés sur le même principe de la « souveraineté du peuple ») furent au contraire terriblement guerrières dans la première moitié du vingtième siècle.

Pourquoi nous quittons la démocratie

Nous sommes sur la voie de quitter la démocratie.

D’abord pour les mêmes raisons, inversées, qui nous avaient permis de la construire : une moindre croissance économique, un vieillissement du monde, en contradiction avec les rodomontades du « jeunisme » et la mythologie de la Silicon Valley.

Cette morosité économique croissante, de crise en crise, conduit les peuples à se réfugier sous l’aile protectrice de l’État et de sa fiscalité, seuls capables d’assurer à nouveau les investissements nécessaires et de redistribuer les bénéfices de plus en plus maigres et inégalitaires de la croissance.

 Les Gilets Jaunes aussi rêvent de l’empire parfait.
Les retraités grecs ne transigent pas avec l’honneur national, mais ils ont voté pour le maintien dans l’euro, qui garantit le niveau de leurs pensions.

À ce mouvement de fond qui affecte ou affectera le monde dans son ensemble – les taux de fécondité les plus faibles, depuis cette décennie, ont été observés en Asie Orientale, Taiwan, Corée du Sud, Hong-Kong et Singapour, et non en Europe -,
l’Europe ajoute le trait impérial majeur : elle a été désarmée depuis 1945 par la victoire de l’Union Soviétique et des États-Unis.

Vainqueurs secondaires, la France et la Grande-Bretagne ont été autorisées à l’usage des armes dans leurs colonies, dans d’étroites limites que l’échec de l’expédition de Suez de 1956 leur a rappelées.
La France seule continue aujourd’hui d’exercer ce droit ou cette mission en Afrique.

Contrairement à ce que proclament ses dévots, ce n’est pas l’Union Européenne qui assure la paix sur l’ouest du continent depuis soixante-quinze ans, mais le désarmement imposé par la puissance américaine.

Si légère et généreuse qu’ait été la domination des États-Unis, elle a contribué à créer les conditions de l’empire, dont l’Union Européenne est l’incarnation parfaite.

Parfaite parce qu’elle ne se préoccupe pas de politique (c’est l’affaire des Américains), mais seulement d’économie, d’accumulation et de redistribution de ressources que n’amputent pas les dépenses militaires.

Bruxelles est un rêve de vizir, une banque déguisée en État pour reprendre à l’inverse les mots de Voltaire sur la Compagnie anglaise des Indes.

L’immigration ne nous sauvera pas

L’actuelle question migratoire donne la vraie mesure du débat.

De sonores statistiques bruxelloises insistent sur les dizaines de milliers d’informaticiens dont l’Allemagne a besoin, et proclament la nécessité de l’immigration.

Des voix plus discrètes et plus sourdes soulignent avec plus de sincérité et de réalisme les énormes besoins de l’industrie de la vieillesse européenne, aides ménagères, aides à domicile, soignants, qui exigeront la création de millions de nouveaux emplois médiocrement payés, que l’immigration seule peut assurer.

Les uns et les autres parient sur le rajeunissement durable et donc le regain de consommation et de prospérité que ces nouvelles populations apporteront.
À tort.

Aux USA, les statistiques ethniques montrent que la fécondité des Hispaniques immigrants tend à s’aligner dès la deuxième génération sur celle de la population générale ; l’immigration ne nous sauvera pas longtemps du vieillissement.

Le raisonnement est pourtant juste, à court terme, si on s’en tient à l’économie, comme le fait toujours l’empire.
Mais peut-on remplacer mécaniquement un Allemand par un Syrien, un Espagnol par un Gambien sans considérer ce que les uns et les autres portent de mœurs, de langues, d’histoires différentes ?

Oui, si on s’en tient à quelques valeurs sociétales supposées universelles – et pourtant étrangement nouvelles.

Oui surtout si la décision des peuples, si l’existence même des peuples, n’est plus l’essentiel.

Si la vraie différence passe entre loups et moutons, quelle importance que le loup, ou le mouton, soit blanc ou gris ?


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