Dominique VIDAL et Bertrand HEILBRONN – 14/02/2019.
Ce qui intéresse le gouvernement israélien et nombre de
ses soutiens n’est pas le combat tout à fait justifié contre l’antisémitisme,
comme le prouve le flirt de Benyamin Nétanyahou avec des forces d’extrême
droite en Europe.
Il s’agit avant tout de dévoyer ce combat pour
discréditer la solidarité avec les Palestiniens, comme le prouve le débat sur
la définition de l’antisémitisme.
Benyamin Nétanyahou à la commémoration de la rafle du
Vel d’hiv, 16 juillet 2017. Erez Lichfeld/Yad Vashem
Le 6 décembre 2018, le conseil Justice et affaires
intérieures de l’Union européenne (UE) adoptait, sans débat, une déclaration
sur la lutte contre l’antisémitisme et la protection des communautés juives en
Europe.
Un Palestinien observe la colonie israélienne de Givat
Harsina près d'Hébron en Cisjordanie (AFP)
Louable intention, sauf que… l’article 2 de cette
déclaration invite les États membres à adopter la définition de l’antisémitisme
de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA).
Pendant la présidence autrichienne de l’UE, de juillet à
décembre 2018, Israël et le puissant lobby pro-israélien se sont activés dans
le plus grand secret et n’ont ménagé aucun effort pour obtenir ce résultat.
Le 4 janvier dernier, le Franco-Israélien Elor Azaria,
sergent dans l’armée israélienne, a été reconnu coupable par un tribunal militaire
d’homicide volontaire. Le 24 mars 2016, il avait été filmé alors qu’il achevait
d’une balle dans la tête Abdel Fattah al-Sharif, Palestinien de 21 ans qui
venait de participer à une attaque au couteau contre des soldats israéliens à
proximité de la colonie de Tel Rumeida, dans la ville d’Hébron. Ce jugement
relance les discussions sur l’engagement de citoyens français dans l’armée
d’Israël.
Quelle est donc
cette « définition IHRA » qu’Israël et ses soutiens inconditionnels veulent
imposer ?
En 2015, au lendemain de l’offensive meurtrière
israélienne contre la population de Gaza massivement condamnée par l’opinion
mondiale, le lobby israélien relance une offensive avortée dans les années
2000, visant à promouvoir une définition de l’antisémitisme intégrant la
critique d’Israël.
Sa cible : l’IHRA, un organisme intergouvernemental
regroupant 31 États, au sein duquel le lobby pro-israélien dispose
d’un relais.
En mai 2016,
l’IHRA a adopté sa « définition » de l’antisémitisme :
L’antisémitisme est une certaine perception des juifs,
qui peut s’exprimer par la haine envers les juifs.
Les manifestations rhétoriques et physiques de
l’antisémitisme sont dirigées contre des personnes juives ou non-juives et/ou
leur propriété, contre les institutions de la communauté juive ou les lieux
religieux. (traduction
de l’Association France-Palestine solidarité (AFPS)
Présentée comme « non contraignante sur le plan juridique
», elle est parfaitement indigente, se bornant à préciser que l’antisémitisme «
est une certaine perception des juifs, qui peut être exprimée comme de la haine
envers les juifs ».
Rien là pourtant d’innocent. Car le
communiqué de presse de mai 2016
ajoute :
« Pour guider
l’IHRA dans son travail, les exemples suivants peuvent servir d’illustration. »
Jamais adoptés par l’IHRA, lesdits exemples servent pour la plupart à assimiler
la critique d’Israël à l’antisémitisme :
➞ « Les manifestations [d’antisémitisme]
peuvent inclure le ciblage de l’État d’Israël », tout en précisant plus
loin que « la critique d’Israël similaire à celle qui peut être faite à un
autre pays ne peut pas être considérée comme antisémite ».
Similaire, qu’est-ce que cela veut dire, quand les
réalités sont spécifiques, ou pour des associations dédiées à la défense des
droits du peuple palestinien ?
➞ « Accuser les citoyens juifs d’être plus
loyaux à l’égard d’Israël (…) qu’aux intérêts de leur propre nation ». «
Les » ou « des »… On n’aurait donc plus le droit de dire que le Conseil
représentatif des institutions juives de France (CRIF) est devenu une annexe de
l’ambassade d’Israël ?
➞ « Nier au peuple juif le droit à
l’autodétermination, en prétendant par exemple que l’existence de l’État
d’Israël est une entreprise raciste. » La nouvelle loi fondamentale
d’Israël réserve le droit à l’autodétermination au seul « peuple juif ». On
n’aura plus le droit de la combattre ?
➞ « Faire preuve d’un double standard en
exigeant de sa part [de l’État d’Israël] un comportement qui n’est attendu ni
requis d’aucun autre pays démocratique. » Les situations sont différentes,
quel serait le critère ?
UN OUTIL DE
PROPAGANDE ET D’INTIMIDATION
Bref, voilà une définition indigente, mais « non
contraignante sur le plan juridique », toutefois associée à des exemples très
contestables qui n’ont cependant pas été adoptés par l’IHRA…
Vu de loin, tout cela n’a guère de sens et ne serait
peut-être pas si grave ?
Ce serait oublier
que nous n’avons pas affaire à un outil de contrainte juridique, mais à un
outil de propagande et d’intimidation.
Ce qui importe, pour les inconditionnels de la politique
israélienne, ce n’est pas d’avoir raison sur le plan juridique, c’est d’insuffler le doute et la crainte
d’être traité d’antisémite, de provoquer des discussions à n’en plus finir, de
bloquer toute initiative… et de ruiner la réputation de quiconque ne s’y
plierait pas.
L’exemple du Royaume-Uni, qui a adopté la définition IHRA
dès la fin de 2016, le prouve.
Sur la base d’une
simple déclaration gouvernementale, le lobby a fait pression pour que le
maximum d’universités, de municipalités et de partis politiques adoptent aussi
cette définition.
Et les conséquences ne se sont pas fait attendre.
Nombre de réunions
publiques ont été annulées dans les universités, un professeur a fait l’objet
d’une enquête sans aucun fondement, une personnalité travailliste a été exclue
du parti…. L’association britannique Free Speech on Israel a sélectionné et
documenté huit
cas particulièrement caractéristiques sur l’année 2017.
La campagne la
plus scandaleuse du lobby pro-israélien en Angleterre a été dirigée contre
Jeremy Corbyn : face aux accusations infondées d’antisémitisme dont son
leader a été la cible, la pression pour l’adoption de la « définition IHRA » et
des exemples associés a été telle que le comité exécutif du Parti travailliste
a finalement cédé.
À ce jour, huit
États européens ont adopté la « définition IHRA » de l’antisémitisme :
la Roumanie,
l’Autriche, l’Allemagne, la Bulgarie, la Slovaquie, l’Italie, le Royaume-Uni,
ainsi que, hors UE, la Macédoine. Les dégâts, déjà visibles au Royaume-Uni et
en Allemagne, sont encore à venir dans nombre de ces pays.
UNE STRATÉGIE
D’IMPUNITÉ
Cette opération n’est pas la première relayée par le
CRIF.
Elle fait suite à la tentative inachevée de
criminalisation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS).
Car aucune loi n’interdit en France de boycotter un État
dont la politique viole à la fois le droit international et les droits humains.
Sinon, d’ailleurs, les organisateurs du boycott du régime
d’apartheid sud-africain auraient été poursuivis ; or, aucun ne le fut à
l’époque.
Sur des centaines d’actions de boycott, très rares sont
celles qui ont été jugées.
L’une d’entre elles, à Colmar, a fait de surcroît l’objet
d’un arrêt de la Cour de cassation, que la Cour européenne des droits de
l’homme pourrait néanmoins retoquer.
D’autant que, pour sa part, la haute représentante de
l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica
Mogherini, a clairement précisé :
« L’Union européenne se positionne fermement
pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association,
en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui
est applicable au territoire des États membres de l’UE, y compris en ce qui
concerne les actions BDS. »
Dans ces campagnes contre BDS comme pour l’adoption de la
« définition » de l’IHRA, la manœuvre est cousue de fil blanc : il s’agit de faire taire toute critique de
la politique israélienne. C’est que les dirigeants israéliens restent
profondément isolés, et d’abord au sein de l’ONU.
L’État de Palestine est entré successivement à l’Unesco
(2011), puis à l’Assemblée générale de l’ONU (2012), et même à la Cour pénale
internationale (CPI) en 2015.
Un symbole : lors du dernier de vote de l’Assemblée
générale sur « le droit à
l’autodétermination du peuple palestinien, y compris son droit à un
État indépendant », le 17 décembre 2018, 172
États ont voté pour et 6 contre (dont Israël, les États-Unis et le Canada, mais
aussi les Îles Marshall, les États fédérés de Micronésie et Nauru).
Et cet isolement ne risque pas de se réduire.
La droite et l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv sont
en effet engagées dans un inquiétant processus de radicalisation.
Profitant du soutien de l’administration Trump et de leur
alliance avec l’Arabie saoudite contre l’Iran, elles veulent passer de la
colonisation, qu’elles accélèrent, à l’annexion, que plusieurs lois préparent.
À terme, si elles sont reconduites le 9 avril prochain,
elles enterreront la solution dite « des deux États » au profit d’un seul, où
les Palestiniens annexés avec leurs terres ne jouiront d’aucun droit politique,
à commencer par le droit de vote.
La loi fondamentale adoptée le 19 juillet 2018 à la
Knesset symbolise cette officialisation de l’apartheid à l’israélienne.
Celle de 1992 définissait Israël comme un « État juif et
démocratique » : la nouvelle s’intitule « État-nation du peuple juif ».
Et elle précise :
« Le droit à exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël
appartient au seul peuple juif. »
Bref, elle renie
explicitement la Déclaration d’indépendance qui, le 14 mai 1948, promettait que
le nouvel État « assurera[it] une complète égalité de droits sociaux et
politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de
sexe ».
Les alliances que noue Benyamin Nétanyahou avec des
populistes et des néofascistes, notamment en Europe, ont également de quoi
choquer.
Comment accepter qu’un premier ministre de ce pays, qui
se réfère si souvent à la Shoah pour justifier sa politique, flirte avec des
dirigeants qui font l’éloge des collaborateurs des nazis, comme Viktor Orbán,
ou prétendent interdire qu’on en parle, comme Jaroslaw Kazcynski, ou se
réclament à mots à peine couverts du fascisme, comme Matteo Salvini.
Nul doute que cette fuite en avant ne creuse un peu plus
le fossé entre Israël et l’opinion mondiale.
Pour preuve les dernières enquêtes réalisées en France.
Selon une
enquête de l’IFOP, 57 % des
sondés ont une « mauvaise image d’Israël », 69 % une « mauvaise image du
sionisme » et 71 % pensent qu’« Israël porte une lourde responsabilité dans
l’absence de négociation avec les Palestiniens ». Et qu’on ne nous dise pas
qu’ils sont antisémites !
Sous le titre « Un
antisionisme qui ne se transforme pas en antisémitisme », une autre
enquête, réalisée par IPSOS montre que les personnes les plus critiques
vis-à-vis de la politique d’Israël sont aussi les plus solidaires envers les
juifs face à l’antisémitisme.
Raison de plus
pour que la France résiste enfin au chantage à l’antisémitisme.
Lorsque l’on critique l’UE, il ne faut en effet jamais
oublier que les vrais responsables sont les États, notamment au sein du Conseil
de l’Union.
Les représentants français y étaient parfaitement armés
et avertis.
La Commission nationale consultative des droits de
l’homme (CNCDH) avait été particulièrement claire dans son rapport annuel sur
le racisme paru en mai 2018.
Son avis était défavorable à l’adoption de la définition
de l’IHRA pour deux raisons : définir
chaque type de racisme est contraire à la tradition juridique française, et,
tout en restant vigilant, il faut se garder de toute instrumentalisation de la
lutte contre l’antisémitisme.
Pourtant, l’article 2 de la déclaration du conseil
Justice et affaires intérieures de l’UE est passé.
Il est intéressant à ce stade de rappeler sa rédaction
complète :
INVITE LES ÉTATS MEMBRES qui ne l’ont pas encore fait à
approuver la définition opérationnelle juridiquement non contraignante de
l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de
l’Holocauste (IHRA), en tant qu’instrument d’orientation utile en matière
d’éducation et de formation, notamment pour les services répressifs dans le
cadre des efforts qu’ils déploient pour procéder de manière plus efficiente et
efficace à la détection des attaques antisémites et aux enquêtes les
concernant.
Admirons au passage la manipulation de la traduction
française (« working definition » traduit par « définition opérationnelle ») et
l’invitation faite aux États membres à former leur police sur des textes qui
sont en-dehors de la loi, alors que la règle, pour les déclarations du conseil,
est celle de l’unanimité et du consensus.
Comment les
représentants du gouvernement français ont-ils pu laisser faire ?
Est-ce un effet de
l’entrevue accordée au CRIF par la ministre de la justice, Nicole Belloubet,
quelques jours avant la décision ?
Le consensus n’a été obtenu que par le retrait de la
référence aux fameux « exemples ».
Effectivement, l’article 2 ne fait pas référence aux
exemples.
Mais il ne dit pas non plus que ceux-ci sont exclus ; des
responsables de la Commission européenne se sont immédiatement engouffrés dans
la brèche.
Finalement, l’ambassadeur de France auprès de l’UE a
rappelé officiellement en comité des représentants permanents que le consensus
sur l’article 2 ne comprenait pas les exemples.
C’était une mise au point utile, qui a été assumée par
les autorités françaises et l’AFPS en a fait
part, mais elle n’a toujours pas été reprise par la communication
officielle des mêmes autorités françaises…
L’instrumentalisation
de la lutte contre l’antisémitisme au service de l’impunité d’un État tiers qui
viole tous les jours le droit international est une affaire très grave qui peut
profondément miner notre démocratie.
Face à cela, l’attitude de l’exécutif français est encore
en demi-teinte et ne permet pas de combattre sérieusement ce danger : en juillet 2017, Emmanuel Macron a lancé
devant Benyamin Nétanyahou l’amalgame gravissime entre antisémitisme et
antisionisme.
Il n’a pas
recommencé, mais il n’est pas non plus revenu publiquement sur ses
déclarations.
Plus récemment, le CRIF a officiellement demandé au gouvernement
français de légiférer contre le boycott et d’adopter la définition IHRA de
l’antisémitisme.
Le gouvernement n’a pas donné suite, mais il n’a pas non
plus signifié officiellement son refus.
Il est temps de
dire clairement que la France n’accepte pas que l’État d’Israël intervienne
dans ses affaires intérieures.
DOMINIQUE VIDAL
Journaliste et historien, auteur de Antisionisme =
antisémitisme ? (Libertalia, février 2018).
BERTRAND HEILBRONN
Président de l’Association France-Palestine Solidarité
(AFPS).
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