Par Delphine Tanguy--04
juin 2019.
Les diplomates
français “ne savent pas où ils ont mis” 60% des oeuvres d’art qui leur sont
confiées…
Réserve du musée de Sedan
Tableaux, sculptures, vaisselle : plus de 500 000 pièces
uniques sont prêtées en France. Un gigantesque inventaire vient de révéler que
10% restent manquantes
Ils sont 28 enquêteurs chevronnés - policiers et
gendarmes - réunis dans le même bâtiment de Nanterre. Créé en 1975, l'Office
central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), réputé
internationalement, traque les faussaires.
Chaque musée (ici, Arlaten, à Arles) doit tenir le
registre précis de ses possessions. État, sous-dépôt, localisation précise...
Les grands musées déposants sont tenus à un récolement tous les cinq ou dix
ans.PHOTO ARCHIVES FRÉDÉRIC SPEICH
Stupeur au conseil municipal de Nice.
Ce jour de 2017,
les élus découvrent accablés le résultat d’un inventaire mené durant dix ans -
le précédent datait de 1919 ! - au musée Masséna : un quart de ses collections,
soit 2 466 pièces manquent à l’appel !
Ont-elles été volées ?
Sont-elles éparpillées quelque part dans les caves et
greniers des musées locaux ?
Au bout de longs mois passés à soulever, fébriles, les
toiles d’araignées, les services municipaux en retrouveront... 366, soit à
peine 13%.
Le vol d’au moins 61 objets d’art était, l’an passé, bel
et bien établi.
Les musées de Marseille se sont dotés d’une réserve
mutualisée. Elle permet une meilleure traçabilité et conservation pour plus de
100 000 objets.PHOTO SERGE GUÉROULT
Comment en est-on
arrivé là ?
Nice n’est hélas pas un cas à part.
La Cour des comptes avait dénoncé, en 1997, dans un
rapport cinglant, le manque de traçabilité des dépôts d’œuvre d’art effectués
depuis le XIXe siècle.
Début 2019, la Commission de récolement des dépôts
d’œuvres d’art (CRDOA), créée à l’occasion de ce texte, a elle-même publié la
synthèse nationale de vingt ans d’opérations d’inventaire menées par les
dépositaires (Centre des monuments nationaux, Centre national des arts
plastiques, manufacture nationale de Sèvres, Mobilier national, Service des
musées de France, musée de l’Armée et musée national de la Marine) auprès des
structures à qui ils ont confié des œuvres.
Les enquêteurs de l’OCBC traquent dans la gigantesque
base de données Treima les œuvres volées en France. 100 000 objets y sont
répertoriés. Certains ne réapparaîtront jamais sur leurs radars..PHOTO ARCHIVES
SERGE MERCIER
Des milliers de mairies, ambassades, musées de province,
préfectures, universités...
Qui ont eu toutes les peines du monde à retrouver ce qui
leur avait parfois été prêté cinquante ou cent ans plus tôt !
Résultat ?
Ces investigations
ont confirmé que des milliers d’œuvres d’art ont bel et bien disparu.
Selon le résultat de ces dernières opérations de
récolement, sur près de 500 000 objets déposés, 10% au moins sont introuvables,
soit tout de même entre 50 000 et 60 000 pièces.
À lui seul, l’Élysée a "égaré" un bon millier
de meubles, céramiques ou tableaux et les facs, près de 40% des œuvres qui leur
auraient été confiées.
Mais la palme revient au réseau diplomatique français,
incapable de localiser 60% des 110 000 œuvres dont il avait la garde.
Ce Degas avait été dérobé sans effraction en 2009 au
musée Cantini, à Marseille.PHOTO DR
Car mal
inventoriées, des œuvres peuvent disparaître sans que personne ne s’en
aperçoive, et même finir sur des sites de vente aux enchères : ce fut le cas en
2017, pour de la vaisselle du ministère de l’Intérieur.
En 2011,
l’ancienne préfète de Lozère avait aussi été condamnée à un an de prison ferme
par le tribunal correctionnel de Mende pour avoir subtilisé meubles et tableaux
de son logement de fonction.
Le travail de récolement n’est pas terminé en France.
La synthèse des départements du Vaucluse ou des
Alpes-Maritimes, notamment, est attendue pour 2020 ; dans les Bouches-du-Rhône,
seules 2 873 des 9 601 œuvres d’art déposées ont été récolées (soit 29,92%).
Il reste notamment au musée de l’Armée à remonter la
piste des 6 472 œuvres déposées au musée de l’Empéri, à Salon-de-Provence. La
chasse au trésor continue.
Dans les Bouches-du-Rhône, près de 9% des biens manquent
toujours à l'appel
Pour commencer, voici une bonne nouvelle : c’est presque
une surprise, mais nous ne sommes pas les cancres de la France !
Selon la Commission du récolement des dépôts des biens
culturels de l’État (CRDOA), qui s’assure depuis 1996 que les opérations de localisation
et d’inventaire des œuvres sont bien réalisées, le taux de disparition n’est
"que" de 8,70% dans les Bouches-du-Rhône.
C’est "significativement moins" que la moyenne
des départements français (21,25%), salue même Sylvain Leclerc, secrétaire
général de la commission.
Cependant, si le Centre des monuments nationaux a réussi
à localiser ses 37 biens dispersés dans le département, la Manufacture de
Sèvres, elle, est sans nouvelles de plus d’une pièce sur deux.
"Ce taux de disparition s’explique par la petite
taille des pièces, qui se perdent et se volent plus facilement.
Beaucoup peuvent aussi être simplement brisées",
constate Sylvain Leclerc.
Plus critique, la CRDOA constate néanmoins que
l’obligation légale faite aux dépositaires de fournir chaque année un état des
dépôts dont ils bénéficient, "n’est pas respectée".
Les raisons ?
"L’éloignement est une première
explication, comme le manque de moyens humains des déposants concernés et des
services de la Drac", évoque la commission.
Certains dépositaires, ainsi, "déplacent les biens
qu’ils ont reçus" sans l’autorisation du déposant.
"Par exemple 125 œuvres ont été initialement
déposées au musée des beaux-arts de Marseille" mais 24 ont été déplacées
sur d’autres sites sans accord, tandis que 53 pièces, qui avaient été confiées
à des musées différents, se sont retrouvées dans ses réserves !
Une chatte n’y retrouverait pas ses petits...
Parfois, des œuvres que l’on croyait perdues
ressurgissent inopinément : c’est le cas du Vieux-Port par temps gris, une huile
sur toile d’Eugène Giraud, retrouvée dans les réserves du musée Cantini, à
Marseille encore ; d’un paysage d’Antoine Gianelli, prêté au musée des
Beaux-Arts, qui s’est retrouvé à la mairie du 9e arrondissement ; ou d’une
sculpture de Henri-Paul Rey dénichée finalement dans les réserves du musée
Réattu à Arles...
Cependant, quand les récolements se révèlent infructueux,
le déposant est vivement incité à déposer plainte contre X : une procédure
effectuée pour 106 cas dans les Bouches-du-Rhône.
Le Centre national des arts plastiques recherche ainsi
deux portraits impériaux déposés à la sous-préfecture d’Arles ou La Vierge et
l’enfant Jésus, d’Emile Charles Joseph Loubon, une huile sur toile confiée à la
maison d’arrêt des Baumettes.
Il s’apprête à porter plainte au sujet d’une décoration
picturale introuvable à la fac de médecine du Pharo, d’un buste de Louis
Adolphe Thiers, signé Claude Vignon et déposé au musée Cantini, d’une huile de
Jacques Thévenet, Boodle’s Club, prêtée au même musée.
Au musée des Beaux-Arts, il recherche encore Les Oliviers
à Cassis, une toile de Maurice Crozet ainsi que Prométhée enchaîné, un tableau
d’Emile Jean-Baptiste Bin.
Quatre plaintes concernent enfin la... Préfecture des
Bouches-du-Rhône, incapable de remettre la main sur une aquarelle de Gilbert
Galland et plusieurs huiles (Georges Pomerat, Étienne Ronjat, Joseph Sivel).
Le Service des musées de France a pour sa part déposé 94
plaintes dans les Bouches-du-Rhône, pour une marine de Raoul Dufy, recherchée
au musée Cantini, deux peintures déposées par le musée du Louvre au musée des
Beaux-Arts (Le départ de Léonidas d’Auguste Couder et Nymphes à la fontaine, de
Charles Le Brun).
Pas moins de 90 plaintes ont été déposées pour des envois
Campana (1) dont on ne retrouve pas la trace au musée d’archéologie
méditerranéenne, à l’étage de la Vieille-Charité, toujours à Marseille.
(1) La collection du marquis éponyme avait été acquise
par décret impérial en 1861 et répartie entre le Louvre et les musées de France
Le Cnap "doit encore déterminer les suites à
réserver à six œuvres recherchées au musée Granet, à Aix-en-Provence" et
localiser 14 œuvres recensées à la mairie de Marseille.
Le dépôt de plainte est crucial : il permet une
intégration des objets disparus dans la base Treima de l’OCBC. "
C’est une question d’intérêt général, de la préservation
de notre patrimoine commun", incite Sylvain Leclerc à la CRDOA.
"Une mauvaise gestion peut effectivement amener à
des vols."
Cette possibilité, Xavier Rey, directeur des musées de
Marseille depuis deux ans et demi, ne peut donc pas l’exclure, d’autant que la
cité phocéenne a connu plusieurs affaires retentissantes ces dernières années.
"Le risque zéro n’existe pas", soupire-t-il.
Mais depuis quinze ans, la cité phocéenne a entrepris le
recensement numérique de ses pièces et s’est dotée d’une réserve mutualisée à
l’ensemble de ses musées.
Quelque 100 000 pièces y attendent une restauration ou
une exposition.
"La traçabilité a été considérablement améliorée,
comme le niveau de sécurité", assure Xavier Rey.
De fait, certaines œuvres jugées disparues ont refait
surface : c’est le cas du fameux buste de Thiers par Claude Vignon.
"Il avait en fait été sous-déposé au lycée
Thiers", précise le directeur des musées.
Onze œuvres du dépôt Campana ont aussi été identifiées.
"On sait ce qu’elles sont même si on ne les a pas
encore localisées, mais on a bon espoir d’arriver un jour au bout de nos
recherches.
C’est un dossier qui traîne depuis cent ans !"
D’autres tableaux, en revanche, sont bien jugés
définitivement perdus, après un sous-dépôt ancien.
Les limiers de
l'OCBC traquent voleurs et faussaires
Ils sont 28 enquêteurs chevronnés - policiers et
gendarmes - réunis dans le même bâtiment de Nanterre.
Créé en 1975, l'Office central de lutte contre le trafic
des biens culturels (OCBC), réputé internationalement, traque les faussaires,
revendeurs véreux et autres voleurs spécialisés : le trafic d'oeuvres d'art est
le troisième plus important au monde, (très loin) après celui des armes et de
la contrefaçon.
Selon les estimations, il représenterait 3 à 8 milliards
d'euros par an.
"Aujourd'hui,
les trois quarts de notre activité sont liés à la délinquance économique et
financière en lien direct avec le monde de l'art : faux, tromperie sur la
marchandise, escroquerie, blanchiment d'argent", décrit Didier Berger.
Colonel de gendarmerie, le directeur de l'OCBC pilote
trois groupes de cinq enquêteurs chacun : le premier est entièrement dédié au
suivi de la base de données Treima (pour "Thesaurus de recherche
électronique et d'imagerie en matière artistique"), qui publie les
photographies de 100 000 biens culturels volés en France, ainsi que d'autres,
dérobés à l'étranger, quand leur disparition est signalée par le canal
d'Interpol, via 193 pays.
"Le groupe fait de la veille sur Internet, il
compulse les catalogues des ventes aux enchères françaises", mais fouille
aussi les entrailles d'eBay ou Le Bon Coin.
Les deux derniers groupes de l'Office sont chargés
d'enquêter sur le terrain, soit sur saisie des magistrats soit de leur propre
initiative, en lien avec les services régionaux de police et gendarmerie.
Infiltrer le
milieu, organiser des fausses transactions, mener des écoutes, garder serré un
réseau de "tontons" : les hommes de l'OCBC sont rompus à toutes les
stratégies.
Dans le monde de l'art, l'activité criminelle s'est
recomposée au cours des dix dernières années :
"Le vol ne représente plus que 25 % de nos
affaires", reprend le colonel Didier Berger.
Dans les musées français, on ne relève plus qu'une
quarantaine de larcins par an.
Châteaux et églises, littéralement pillés jusqu'au début
des années 2010, ont il est vrai amélioré leur niveau de protection ; la
demande des acheteurs a également évolué.
Enfin, "un certain nombre de grosses équipes ont
aussi été arrêtées", explique le directeur de l'OCBC.
Près de nous, des pays comme l'Italie, qui voyaient se
faire dépouiller leurs magnifiques sites archéologiques, ont développé une
véritable task force : doté de 200 agents, il est une référence dans le monde
entier.
"Les Italiens
ont fait de la lutte contre le trafic de l'art une véritable priorité",
salue, en expert, Didier Berger.
Le marché de la contrefaçon, lui, a explosé en France
comme partout dans le monde.
"L'escroquerie basée sur la vente de faux
constitue l'activité principale de notre office, confirme Didier Berger.
Ces oeuvres, tableaux comme sculptures ou même
antiquités, sont souvent réalisées à l'étranger - pays de l'Est, Moyen-Orient -
et revendues, via Internet, sur le marché français.
" Atterrés,
les enquêteurs de l'OCBC constatent régulièrement la "grande
crédulité" des acheteurs qui "croient faire une belle affaire en
achetant un dessin de Picasso à quelques centaines d'euros" !
La qualité du
travail des faussaires, cela dit, "trompe aussi les experts".
Dernièrement, le musée d'Elne (Pyrénées-Orientales) en a fait la douloureuse
expérience : 60 % de sa collection s'est révélée contrefaite.
Pour l'OCBC, si le récolement mené depuis plusieurs
années par les grands musées français est essentiel, les opérations de
recherches liées à des plaintes sont excessivement ardues.
"Il n'y a pas toujours de photo de l'oeuvre
disparue, et il est aussi très souvent difficile de dire quand se sont produits
les faits !" soupire le directeur du service. "Il est donc
fondamental que les institutions nous alertent le plus tôt possible après la
découverte de la disparition d'un objet.
Nous ne sommes qu'un maillon de la chaîne : notre
efficacité dépendra de la précision de l'inventaire réalisé."
On estime que de 5 à 10 % seulement des oeuvres volées
seront finalement retrouvées.
D'incroyables
chasses au trésor - Un indice qui valait dix millions
Les enquêteurs qui mettront la main dessus auront
l’impression d’avoir trouvé le Graal : La Nativité avec saint François et saint
Laurent, est un tableau signé le Caravage, volé dans l’oratoire de San Lorenzo,
à Palerme, en Sicile, en octobre 1969. Toutes les polices du monde sont à sa
recherche depuis 50 ans.
Autre toile volée mythique, Le Pigeon aux petits pois, un
Picasso cubiste, a disparu du musée d’art moderne de Paris dans la nuit du 19
au 20 mai 2010, avec cinq autres œuvres majeures du maître espagnol, mais aussi
de Modigliani, Léger, Matisse et Braque.
Un butin estimé à 100M. Le voleur, arrêté, prétendra
qu’il a détruit l’ensemble des toiles : mais faut-il le croire ?
Elles ne sont en tout cas jamais reparues.
Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée, un
flamboyant Rembrandt, fait aussi partie des "stars" dérobées.
Les faits se sont déroulés en 1990 au musée Isabella
Stewart Gardner de Boston. Malgré près de 30 ans de recherches dans le monde
entier, le FBI a fait chou blanc.
Depuis deux ans, le musée offre 10 millions de dollars
pour tout indice permettant de retrouver ce chef-d’œuvre, volé avec 11 autres
toiles majeures. Enfin, on est toujours sans nouvelles de Chemin de Sèvres, un
petit Corot volé en plein jour au musée du Louvre en 1998.
Un drôle d'Indiana
Jones
Il s'appelle
Arthur Brand et ce détective privé néerlandais est désormais une star dans le
monde de l'art : il aurait résolu une trentaine d'affaires pour une valeur
estimée à près de 200 M€.
Parmi les oeuvres retrouvées ?
Le fameux Buste de femme (Dora Maar) de Picasso, dérobé
en 1999 sur le yacht d'un cheikh saoudien dans le port d'Antibes
(Alpes-Maritimes).
Son agence, Artiaz, piste également les oeuvres volées
aux familles juives pendant la guerre.
On a revolé les
Peupliers !
L'Allée des peupliers aux environs de Moret-sur-Loing, un
tableau de Sisley, est un feuilleton à lui tout seul : il a été volé 3 fois en
40 ans !
La première, c'était en 1978, à Marseille.
Prêtée par le Louvre, la toile est retrouvée quelques
jours plus tard... dans les égouts de la ville !
Rebelote en 1998. Le directeur du musée des Beaux-Arts de
Nice, où est alors exposé le Sisley, simule une prise d'otage et s'empare du
tableau.
Qui sera retrouvé à Saint-Laurent-du-Var.
Enfin, en 2007, un spectaculaire braquage, bien réel
cette fois, a lieu au musée niçois : quatre tableaux, dont la fameuse Allée aux
peupliers, sont dérobés. L'OCBC les récupère en 2008. Depuis, il faut se rendre
au musée d'Orsay pour contempler le Sisley...
De Cantini aux
soutes d'un bus
Les Choristes est un délicat pastel de Degas prêté au
musée Cantini de Marseille par Orsay.
Le 31 décembre 2009, il disparaît sans effraction.
Scandale à Marseille.
Le 16 février 2018, il est retrouvé par hasard... dans
les soutes d'un bus arrêté à la station-service de Ferrières-en-Brie, près de
Paris.
L'OCBC poursuit son enquête sur cette affaire mystérieuse
qui avait causé un séisme à Marseille : elle avait en effet coïncidé avec la
mise au jour d'un système de billetterie frauduleuse à Cantini.
En 2017, les musées marseillais se retrouvent à nouveau
en disgrâce, lorsqu'une stèle égyptienne est dérobée, en plein jour, au musée
d'archéologie de la Vieille Charité.
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