samedi 8 juin 2019

Algérie

« L’heure est venue de réconcilier tous les enfants de l’Algérie »
Par Karim Amellal – 04/06/2019

Pour l’écrivain Karim Amellal, le tournant que vit le pays est l’occasion de définir un nouveau projet de société « respectueux de toutes les cultures, de toutes les mémoires et de toutes les religions ».

Des étudiants manifestent à Alger, le 7 mai. RYAD KRAMDI / AFP

En Algérie, depuis le 22 février, la mobilisation populaire ne faiblit pas.
Les millions de citoyens qui ont défilé pacifiquement dans les rues ne réclament pas seulement le changement du régime et une véritable transition, ils veulent aussi que leur avenir commun se transforme.

Manifestation à Alger, le 17 mai 2019, contre le pouvoir en place. Ramzi Boudina / REUTERS

Dans cette période de rupture, inédite depuis l’indépendance, beaucoup s’interrogent sur les valeurs qui pourront, demain, constituer le socle d’un nouveau pacte national.

 
Lors d’une manifestation à Alger, le 31 mai 2019. RYAD KRAMDI / AFP

Les réponses sont aussi multiples que les aspirations, souvent contradictoires, qui traversent le pays. Si l’on discute laïcité et droits des femmes à Alger ou à Oran, il n’en va pas de même dans le pays profond.

Le 21 mai à Alger./ AFP / - - / AFP

A l’Algérie conservatrice et religieuse du centre du pays ou des faubourgs des grandes villes répond, pour l’écrire vite, un libéralisme affirmé des élites du littoral et d’une petite partie de la jeunesse éduquée.
Les deux convergent aujourd’hui dans les rues à travers un mot d’ordre politique – le changement de régime – qui prime pour l’instant sur la définition d’un nouveau projet de société, mais pour combien de temps ?

Des manifestants algériens, à Alger, le 31 mai 2019. Fateh Guidoum / AP

Depuis le début, avec des fortunes diverses, les divers courants qui traversent la société algérienne et structurent les opinions se révèlent.

Des étudiants brandissent une pancarte dénonçant la mort du militant Kamel Eddine Fekhar, à Alger, le 28 mai 2019. RYAD KRAMDI / AFP

Les islamistes, dont les efforts pour prendre la main sur le mouvement ont jusque-là été vains, ne réclament plus, comme dans les années 1990, l’instauration d’un Etat islamique.

Ils veulent s’asseoir à la table de la transition démocratique, comme en Tunisie, pour faire prévaloir en temps utile leurs options religieuses sur les grands sujets de société. Les « laïcs » ou les « démocrates », comme on les nomme souvent, tentent d’imposer leurs voix à un moment où celles-ci, après de longues années d’hiver, résonnent dans les rues.

Vidéo
Algérie : pourquoi la « décennie noire » de guerre civile est encore taboue

Dans le tumulte du hirak se mêlent ainsi des projets de société profondément différents qui posent tous la question de ce qui « fait » la nation algérienne. Autrement dit, de son identité, conçue ici non dans un sens immuable, dangereux, mais au contraire dynamique, à la fois par rapport à ce qui la constitue et ce qui l’environne.

Or l’identité de l’Algérie est fondamentalement plurielle.

Berbère, arabe, africaine, méditerranéenne

Le récit national algérien a le plus souvent été conçu, au cours des dernières décennies, sur un mode restrictif, voire exclusif.

Construit dans la douleur, par la déchirure nécessaire avec le corps du colonisateur, il s’est rapidement articulé, en les essentialisant souvent, autour de l’arabité et de la religion.

Le paradigme identitaire qui s’est hélas répandu dans les manuels scolaires en biberonnant des générations d’Algériens fut celui d’une Algérie arabe et musulmane, arabe parce que musulmane, musulmane parce qu’arabe.

Il faut comprendre, au sortir de la guerre d’indépendance, la genèse de cette histoire et la nécessité, après les affres de la colonisation, d’inventer une identité nationale solide, a fortiori dans un contexte puissamment influencé par le nationalisme arabe.
De même, l’arabité et l’islam sont des constituants majeurs, à bien des égards structurants, de l’imaginaire algérien, du précipité culturel national.

Mais il n’y a pas que cela.

L’Algérie est berbère, arabe, africaine, méditerranéenne.

L’Algérie est la terre nourricière de musulmans qui forment une majorité, mais aussi d’athées, de juifs, de chrétiens, dont certains, il ne faut pas l’oublier, ont versé leur sang pour la faire vivre ou pour la libérer.

J’aime penser que l’Algérie est la mère de tous ceux-là, par-delà les turpitudes de l’histoire.

Par-delà les constructions rigides, politiques, idéologiques, qui ont été façonnées après la guerre.

Par-delà aussi les influences religieuses, dogmatiques, qui viennent du Golfe et ont largement contribué, ces dernières années, à la bigoterie ambiante.

Refonder le récit national algérien implique aussi, me semble-t-il, d’y inclure tous ceux qui, de gré ou de force, ont quitté l’Algérie mais, par-delà leurs enracinements particuliers, leur attachement à leur pays d’adoption, conservent un lien indéfectible, d’imaginaire et de sens, avec le pays d’origine.

Tout ce qui, par-delà les mers, nous unit à travers une mémoire commune et un destin partagé.

Les « Franco-Algériens » participent de cette histoire.

Mais qui sont-ils ?
S’agit-il des seuls binationaux, c’est-à-dire ceux qui possèdent, strictement, la double nationalité française et algérienne ?

J’aime à penser que tous ceux qui aiment l’Algérie pourraient se reconnaître dans une définition bien plus large qui dépasse le seul droit ou le seul sang.

Les « immigrés », leurs enfants ou petits-enfants, mais aussi les enfants de couples mixtes, les pieds-noirs, pourquoi pas aussi ceux qu’on appelait les « coopérants », dont beaucoup ont passé de nombreuses années en Algérie et en gardent un souvenir impérissable, sont les héritiers et les acteurs de cette histoire partagée.

La « diaspora algérienne » est dans une large mesure française autant qu’algérienne.

Elle est constituée de toutes celles et tous ceux qui entretiennent, par-delà les sinuosités de leurs vies, un lien affectif, vivant, positif avec l’Algérie, même en n’y vivant pas, ou plus.
Hélas, elle a souvent été reléguée à l’extérieur, comptée pour quantité négligeable, parfois méprisée.

Un pays démocratique, ouvert et accueillant

Sans préjuger du destin que, un jour prochain, les Algériens se donneront, je crois que l’heure est venue de parvenir à réconcilier tous les enfants de l’Algérie, tous ceux qui partagent cette culture ancienne, composite, non réductible à une religion ou à une composante ethnique – quelle absurdité !

Cela doit se faire en affrontant l’histoire, en n’oubliant rien de la colonisation et de ses odieux crimes, bien sûr, mais en ne s’enfermant pas dans le passé et encore moins dans une vision mythifiée de celui-ci.

Nous assistons d’ailleurs à un tournant dans le pays : ceux qui tiennent les rues aujourd’hui sont jeunes pour l’essentiel, tournés vers l’avenir.
Ils ne se reconnaissent pas dans la génération des Bouteflika, Bensalah ou Gaïd Salah, qui appartiennent au passé.

Je crois que ces millions d’Algériens qui conduisent avec courage et fierté cette révolution pacifique rêvent d’un pays qui soit non seulement démocratique, mais aussi libre, ouvert, accueillant, respectueux de toutes les cultures, de toutes les mémoires, de toutes les religions mais aussi de ceux qui n’en ont pas, un pays qui ne soit pas arc-bouté sur son passé, aussi glorieux fut-il, mais qui entre de plain-pied dans le monde tel qu’il est.

- Karim Amellal est écrivain, enseignant à Sciences Po et directeur de Civic Fab. Dernier livre paru : Dernières heures avant l’aurore (L’Aube, 2019).
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En Algérie, il est plus difficile de ne pas jeûner que de faire le ramadan.
Par Ali Ezhar  - 26/05/2019.

Ils sont jeunes et refusent de se plier au mois de carême, dont ils pensent qu’il est plus dicté par l’habitude que par des motivations religieuses.

Le front de mer à Alger, où les habitants préparent le repas de rupture du jeûne de ramadan. RYAD KRAMDI / AFP

D’abord, Anis avait donné rendez-vous au siège d’un parti politique sur les hauteurs d’Alger.
Là-bas, à l’heure du déjeuner, sympathisants et militants ont l’habitude de se retrouver dans une pièce aux fenêtres opaques pour partager gueuleton et cigarettes.
Même en cette période de ramadan.

Abdel sert ses clients en pâtisseries orientales au Havre (Seine-Maritime), le 18 mai 2018. CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Finalement, ce parti progressiste a refusé d’accueillir le groupe d’amis le temps d’une interview : les responsables auraient été prévenus trop tard.

Après avoir marché quelques kilomètres vers le centre-ville sous un soleil hostile, la bande de copains se pose dans un recoin du parc de la Liberté, à l’abri des regards et des oreilles, pour évoquer les raisons qui les ont poussés à ne plus suivre le rituel du ramadan pourtant sacré chez les musulmans.

« J’aurais aimé vous inviter à boire un café pour échanger sur le sujet », se confond en excuses le jeune homme de 20 ans. Mais, en ce mois de carême, restaurants et bars de la capitale sont fermés toute la journée.

« Hors la foi »

Perfecto sur les épaules, pendentif en forme de marteau de Thor autour du cou, cet étudiant en informatique, qui se dit athée, ne jeûne pas.

« Même mes parents ne savent pas pourquoi ils font ramadan : ils jeûnent par habitude.
Ah, si, ma mère le fait pour maigrir. » Rire général.

Ce fan du groupe de metal néerlandais Carach Angren vit dans une cité HLM de Dely Brahim, dans la banlieue ouest d’Alger, où désormais le voisinage sait qu’il est « hors la foi ».
« Au début, j’ai eu des problèmes, j’ai dû mentir, prétexter que j’étais malade. J’aurais tellement préféré leur dire :
“Je vous emmerde, et je fais ce que je veux” », lance-t-il.

Anis ne supporte plus le poids des traditions et la pression sociale qui étouffent une partie des Algériens.

« J’ai découvert que la majorité des jeunes de mon quartier ne faisait pas ramadan.
Mais ils ne le montrent pas », assure-t-il.
Dans son monde, les non-jeûneurs se cachent pour manger : voiture, toilettes, hall d’immeuble…
Jamais dans la rue en public.
« Cela vaut mieux ainsi, parce que c’est dangereux », souffle-t-il en rappelant que le 11 mai des étudiants ont été violemment agressés dans l’enceinte du campus de Bouzareah, au nord-ouest d’Alger, après avoir été surpris en train de casser la croûte.

« Moi aussi j’en suis venu plusieurs fois aux mains », raconte posément Nazim, 22 ans, étudiant en informatique qui habite dans une cité de Bordj Al-Kiffan, à l’est de la capitale.
« Mais moi, je ne me cache pas, assure le garçon aux cheveux longs, dégaine de geek.
Je sens la frustration des autres jeunes, leur manque de liberté.
 Ils sont musulmans par héritage sans avoir la possibilité d’interroger les bases de leurs convictions. »

 « C’est de l’hypocrisie », enchaîne Mehdi, la gorge sèche.
Le trentenaire rêve de siffler sa bouteille d’eau d’une traite.
Ouvrier en bâtiment sans travail depuis plusieurs jours, il est anarchiste jusqu’au bout des poils de sa barbe taillée façon hipster.
« Je suis pour la liberté », affirme-t-il sobrement.

Alors, jeûner ou pas est un problème qui, à ses yeux, ne devrait même pas se poser, estime-t-il en regrettant que « la spiritualité soit devenue une pratique mécanique ».
« Ainsi, si je ne jeûne pas, on dit que je suis une mauvaise personne.
Que je combats l’islam.
Si on me voit boire, les gens vont avoir peur de moi, penser que je suis différent, que c’est une provocation, que je vais ruiner la société.
C’est un problème psychologique », s’emporte-t-il.

Pour ce groupe de copains, le ramadan n’a donc rien de « sacré ».
« On voit des gens se soûler, fumer du shit, trafiquer, mais ils osent dire :
“Pas touche au ramadan, c’est sacré” », ironise Mehdi.
« Tu as raison, en réalité, il y a plus de choses à raconter sur les jeûneurs que sur les non-jeûneurs.

Ils voudraient être libres comme nous, mais ils subissent », observe Anis qui tient tendrement la main de Zora.
« Je ne jeûne plus car je n’y crois plus, c’est aussi simple que cela », raconte la jeune commerciale de 26 ans qui a « quitté » l’islam depuis un moment déjà, même si son visage poupin reste enveloppé d’un voile noir.
« Je le porte depuis longtemps et ne peux pas l’enlever, les gens ne comprendraient pas, explique-t-elle d’une douce voix. ²
C’est ça, la pression sociale. »

Zora s’est éloignée de la religion quand elle s’est aperçue qu’elle n’obtenait pas de réponses à certaines de ses interrogations sur l’évolution et les origines de l’homme.

« J’ai eu les mêmes doutes, mais on m’a interdit de poser des questions sur ces sujets scientifiques », renchérit Aymen.
Timide, dans son jogging blanc, le garçon fait son premier « non jeûne » et mesure là qu’il est « plus difficile de ne pas faire ramadan que de le faire…

Mais, pour moi, c’est une victoire », ajoute-t-il du haut de ses 24 ans.
« Je me sens enfin libre. »

Plus jeune, l’étudiant en journalisme issu d’une famille conservatrice était très croyant.
Jusqu’à lire le Coran des heures durant.
Alors, aujourd’hui, pour ne « pas faire de peine » à ses parents, il leur cache qu’il ne fait pas ramadan.
Comme Zora et Mehdi. « Je ne veux pas leur faire du mal », renchérit la jeune fille.
« Mon père est imam, si je lui dis, il sera triste, je ne veux pas le perdre, je l’aime », se désole Mehdi.

« Arme idéologique »

A l’heure des grandes manifestations pour exiger le départ du « pouvoir » en place et une nouvelle République, ces jeunes-là espèrent que l’Algérie optera pour la laïcité et que l’islam ne sera plus la religion d’Etat.
« On sent une intolérance envers nous. On n’est pas obligés de croire de la même manière, chacun a son mode de vie », ajoute Zora.

Si la Constitution algérienne garantit la liberté de culte, de conscience et d’opinion et n’a pas prévu d’envoyer les citoyens en prison pour celui qui ne « respecte » pas le jeûne, pourtant, un article du Code pénal – le 144 bis 2 – est utilisé « comme arme idéologique », selon des avocats, car il prévoit des peines d’emprisonnement pour « quiconque offense le Prophète (paix et salut soient sur lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen ».

« Voilà pourquoi il faut se cacher, on peut utiliser cet article contre les non jeûneurs », assure Anis.

Rachid Fodil, 29 ans, connaît bien cette loi qui punit le blasphème : il a passé une année en prison, en 2017, pour avoir consacré une page Facebook à « l’islam avec le dialecte algérien ».

« Je traduisais le Coran avec l’accent algérien et ça n’a pas plu, raconte-t-il en mâchouillant son chewing-gum.
En première instance, j’avais été condamné à cinq ans de prison, en appel ma peine a été réduite. »
A l’ombre, il s’est tenu à carreau ; pour faire bonne impression et pour être tranquille, il a dû faire la prière devant les matons, histoire de leur montrer – et de prouver – qu’il n’avait rien d’un hérétique.

Il a passé son bac en cellule et étudie aujourd’hui à l’université de Bouzareah pour devenir archiviste.
La prison ne l’a pas changé, bien au contraire.
« Après ce que j’ai vécu, je devrais jeûner ? Ça n’a pas de sens, je suis athée », argue le trentenaire.

C’est l’heure de se quitter.
Certains iront faire des courses dans les boulangeries et les épiceries qui restent ouvertes.
L’un d’eux s’apprête à commander une pâtisserie : le commerçant, qui semble avoir compris, lui lance dans un sourire : « A consommer tout de suite ? »

Ali Ezhar (Alger, correspondance)









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