Incarnant les mutations du monde, ils réconcilient
science et littérature.
Michel Serres est
mort samedi 1er juin 2019, à l’âge de 88 ans.
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Après l'Ecole navale et une licence de mathématiques,
Michel Serres, né en 1930, entre à l'Ecole normale supérieure et obtient
l'agrégation de philosophie.
Membre de
l'Académie française depuis 1990, il est l'auteur d'une soixantaine d'essais,
dans lesquels il aborde des thèmes aussi différents que la communication, les
révolutions scientifiques et les crises économiques, l'éducation ou l'écologie.
Le philosophe Michel Serres au 19ème Festival
international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges - Ji-Elle
Il n'a qu'un credo
: penser, c'est inventer du nouveau, c'est anticiper.
Dans son œuvre, ce sont les personnages plus que les
concepts abstraits qui ont le mieux incarné ces grandes transformations.
Il fait pour nous le portrait de cinq d'entre eux, à
l'occasion de la parution d'un livre d'entretiens « pantopique ».
Pantope
« Vous vous souvenez du Tour du monde en 80 jours, de
Jules Verne ?
Le héros, Phileas Fogg, a un valet auquel je
m'identifiais beaucoup, Passepartout.
Il résout tous les problèmes ; c'est lui qui, à la fin du
roman, se rend compte que son patron a gagné son pari au lieu de le perdre, à
cause du décalage horaire !
Pantope (pan
“tous”, topos “lieu”), ça veut dire Passepartout.
Ce personnage imaginaire dresse le portrait-robot du
philosophe : un philosophe doit avoir parcouru le monde, les cinq continents,
les océans, le désert, la banquise.
Il doit expérimenter tout le savoir, maîtriser
l'encyclopédie, les mathématiques, la physique, etc.
Et avoir fait le tour des hommes, en connaissant aussi
bien les ambassadeurs que les SDF.
Sans cet idéal, il
n'y a pas de philosophie.
“A l'inverse du
spécialiste, le philosophe est partout chez lui.”
Le philosophe est donc, pour moi, l'inverse d'un
spécialiste : il n'a pas de spécialité, mais est partout chez lui.
J'ai été mathématicien et marin au début de ma vie, et
j'ai très tôt eu envie de raconter ce que j'appelle le Grand Récit, qui remonte aux origines, au big bang, à l'arrivée du
vivant, de l'homme.
Pour le raconter, il faut mêler les sciences, se faire
astrophysicien, cosmologue, biologiste, darwinien.
Cette vision pantopique de la philosophie était une
réponse à mes collègues qui, à l'heure postmoderne, annonçaient, eux, la fin
des grands récits.
Penser, c'est
inventer, trouver du nouveau.
J'ai eu la chance d'assister dans ma vie à au moins
quatre immenses révolutions scientifiques : les nouvelles mathématiques, la
mécanique quantique, la théorie de l'information.
Et j'étais copain avec Jacques Monod et François Jacob
quand ils ont découvert l'ADN ! »
Tiers-Instruit
« J'ai toujours déploré le fait que les philosophes ne
sachent pas de science, que les savoirs ne communiquent pas.
Toutes les universités sont organisées sur la séparation
entre les sciences et les lettres.
Pour y remédier,
j'ai inventé un personnage, le Tiers-Instruit, capable de faire la synthèse
entre l'éducation littéraire et scientifique.
C'était un cri
d'alarme contre la formation continue de deux populations d'imbéciles : les
instruits incultes et les cultivés ignorants, c'est-à-dire les scientifiques
qui n'ont que faire de la culture générale et les lettrés qui voient dans
l'astrophysique quelque chose de monstrueux.
Le Tiers-Instruit
réconcilie les deux cultures, littéraire et scientifique.
C'est un personnage métis car l'apprentissage est
toujours un métissage.
Quand vous
apprenez l'anglais, vous devenez un peu anglais.
Cela rejoint ce que je disais sur la connaissance
entendue comme un tour du monde : découvrir, connaître, c'est métisser.
Quand je suis allé en Allemagne pour la première fois,
j'ai découvert que les lits n'étaient pas faits comme en France : ils
n'utilisaient pas de draps mais une simple couette. J'ai vite trouvé que
c'était une excellente façon de dormir et, depuis, chez moi, je n'utilise plus
qu'une couette. Je suis devenu allemand. »
Hermès
« Hermès est le premier personnage qui m'a inspiré.
Il a incarné une révolution dont j'ai eu l'intuition dès
la fin des années 1960 : la fin de la société de production et la naissance de
la société de communication.
Hermès, le dieu des messagers, a succédé à Prométhée, le
dieu de l'industrie, que tous mes collègues, marxistes, célébraient depuis des
décennies.
L'histoire m'a donné raison : les cols blancs ont
remplacé les cols bleus.
Hermès, c'est aussi le dieu des voyageurs, le gardien des
routes : en grec, le mot désignait une borne kilométrique qu'on mettait au
carrefour.
Il est devenu le dieu des traducteurs, des commerçants,
des messagers.
C'est l'angelos grec, l'ange qui met en relation.
Quand j'étais jeune philosophe, les grands pontes de la
Sorbonne m'avaient demandé de faire une conférence en guise de test.
J'ai choisi comme sujet les échangeurs autoroutiers !
“Pour penser Hermès, l'échangeur autoroutier était un
formidable sujet.”
Et c'est à ce moment-là que j'ai rompu avec la
philosophie traditionnelle.
Ils étaient furieux, scandalisés par ce thème, qu'ils
trouvaient non philosophique au possible.
En réalité, pour penser Hermès, l'échangeur était un
formidable sujet.
Je l'ai analysé comme un opérateur objectif de
communication : un Hermès en béton en quelque sorte !
Il y a un continuum entre les personnages, les objets et
les concepts : pour penser la communication, on peut utiliser les concepts de
relation ou d'échange, des personnages comme Hermès ou l'ange, ou encore des
objets comme l'échangeur autoroutier ou le pont, auquel j'ai aussi consacré un
livre.
Inventer, c'est
toujours faire un pont entre deux rives disparates. »
Petite Poucette
« Petite Poucette, c'est la fille d'Hermès.
C'est aussi Mme Pantope : avec ses deux pouces, elle a
réalisé le rêve pantopique : elle peut avoir accès à tous les lieux du monde
par GPS ou Google Earth.
Elle peut appeler n'importe qui depuis son téléphone et
trouver toutes les informations qu'elle veut sur Wikipédia.
Quand j'avais 15 ans, j'habitais le sud-ouest de la
France, à 700 kilomètres de Paris et, si je voulais un renseignement, il
fallait prendre le train, y passer la nuit, aller à la Bibliothèque nationale
et attendre.
Aujourd'hui, un jeune trouve tout sur son ordinateur et
peut même suivre des cours en ligne, les MOOC.
On ne peut pas être triste d'une affaire pareille !
Petite Poucette m'a fait comprendre le sens du mot “maintenant”, sa devise
étant : “Maintenant, tenant en main le monde”.
“Les filles sont
toujours de meilleures étudiantes que les garçons.”
Mais à la différence de Pantope, qui parcourait la
réalité du monde, Petite Poucette, née avec Internet, incarne la révolution
virtuelle.
Les nouvelles technologies transforment de manière
décisive nos habitudes et nos conduites et façonnent un nouveau monde, un
nouvel humain.
Et c'est essentiel que Petite Poucette, ce nouvel être,
soit une femme !
En un demi-siècle, en tant qu'enseignant, j'ai assisté à
la victoire des filles, qui sont toujours de meilleures étudiantes que les
garçons, mais qui n'accèdent pas aux postes à responsabilité ensuite.
Quand je fais une conférence dans une entreprise, je
commence toujours par “Bonjour, messieurs les talibans”.
Les hommes sont interloqués.
Je demande alors aux femmes de se lever.
La dernière fois, elles étaient trente seulement sur huit
cents... »
Thanatocrate
« Ce personnage sinistre qui incarne le pouvoir de la
mort renvoie dans mon œuvre au problème du Mal.
J'ai quitté l'Ecole navale et interrompu ma carrière
scientifique à cause d'Hiroshima.
Avant, on connaissait la mort individuelle, la mort
collective (les civilisations aztèque, maya ou égyptienne ont ainsi disparu),
mais pas la mort de l'espèce humaine.
La bombe atomique a tout changé.
Tous les problèmes moraux de la science commencent là.
De nombreux physiciens de la génération qui a précédé la
mienne sont devenus biologistes pour éviter d'être responsables de cette
catastrophe.
Cette prise de conscience n'a pas cessé depuis : les
comités d'éthique sont partout.
Ce moment décisif dans la théorie de la connaissance m'a
donné l'idée de réinterroger l'histoire : quel est le rôle de la mort dans la
question du pouvoir ?
“Les guerres ne
pèsent quasiment plus, alors que c'est ce que les médias mettent toujours en
une.”
Les thanatocrates
sont les maîtres de l'Histoire.
Et, aujourd'hui, les médias détiennent ce pouvoir.
Ils sont devenus mortuaires, je les appelle d'ailleurs
les pompes funèbres...
Ils font leur miel des morts, des catastrophes, des
guerres.
Tapez sur votre ordinateur “causes de la mortalité dans
le monde” : vous verrez apparaître un document signé par l'Organisation
mondiale de la santé, dans lequel les maladies cardiaques et infectieuses
arrivent en tête, mais où les guerres ne pèsent quasiment plus, alors que c'est
ce que les médias mettent toujours en une.
Ils inversent la liste réelle.
Or, le sens, c'est tout à la fois la signification et la
direction.
Inverser le sens,
la direction, c'est falsifier la réalité. »
À lire :
Pantopie : de Hermès à
Petite Poucette, entretiens avec Martin Legros et Sven Ortoli, illustrations
d'Olivier Marbœuf, (éd. du Pommier), 392 p., 20 €.
Michel Serres, né le 1er septembre 1930 à
Agen et mort le 1er juin 2019 à Vincennes, est un philosophe et historien des
sciences français.
Membre de
l'Académie française et de l'Académie européenne des sciences et des arts, il a
notamment publié en tant qu'enseignant-chercheur des ouvrages faisant autorité
en matière d'histoire des sciences, philosophie des sciences et épistémologie.
D’origine
gasconne, il est le fils de Jean, dit Valmy Serres, batelier sur la Garonne. Il
reçoit une éducation catholique et pratique le scoutisme au sein des Scouts de
France qui le totémisent « Renard enthousiaste ».
Il est le père de
quatre enfants, dont Jean-François Serres, délégué général de l'association
Petits Frères des pauvres.
Il est reçu en
1949 à l’École navale, dont il démissionne peu après, pour préparer dans un
lycée parisien le concours de l’École normale supérieure, où il est reçu en
1952.
Il soutient un
diplôme d'études supérieures au sujet des structures algébriques et
topologiques avec Gaston Bachelard, puis est admis 2e ex aequo à l’agrégation
de philosophie en 1955.
De 1956 à 1958,
il fait son service militaire comme officier dans la Marine nationale.
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