lundi 3 juin 2019

Michel Serres

Dans “Pantopie”, Michel Serres revenait sur Petite Poucette et les personnages de son œuvre.

Incarnant les mutations du monde, ils réconcilient science et littérature.
Michel Serres est mort samedi 1er juin 2019, à l’âge de 88 ans.

Cliquez sur l'image pour voir le diaporama

Après l'Ecole navale et une licence de mathématiques, Michel Serres, né en 1930, entre à l'Ecole normale supérieure et obtient l'agrégation de philosophie.


 Membre de l'Académie française depuis 1990, il est l'auteur d'une soixantaine d'essais, dans lesquels il aborde des thèmes aussi différents que la communication, les révolutions scientifiques et les crises économiques, l'éducation ou l'écologie.

Le philosophe Michel Serres au 19ème Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges - Ji-Elle

Il n'a qu'un credo : penser, c'est inventer du nouveau, c'est anticiper.
Dans son œuvre, ce sont les personnages plus que les concepts abstraits qui ont le mieux incarné ces grandes transformations.
Il fait pour nous le portrait de cinq d'entre eux, à l'occasion de la parution d'un livre d'entretiens « pantopique ».

Pantope


« Vous vous souvenez du Tour du monde en 80 jours, de Jules Verne ?
Le héros, Phileas Fogg, a un valet auquel je m'identifiais beaucoup, Passepartout.
Il résout tous les problèmes ; c'est lui qui, à la fin du roman, se rend compte que son patron a gagné son pari au lieu de le perdre, à cause du décalage horaire !

Pantope (pan “tous”, topos “lieu”), ça veut dire Passepartout.
Ce personnage imaginaire dresse le portrait-robot du philosophe : un philosophe doit avoir parcouru le monde, les cinq continents, les océans, le désert, la banquise.
Il doit expérimenter tout le savoir, maîtriser l'encyclopédie, les mathématiques, la physique, etc.
Et avoir fait le tour des hommes, en connaissant aussi bien les ambassadeurs que les SDF.
Sans cet idéal, il n'y a pas de philosophie.

“A l'inverse du spécialiste, le philosophe est partout chez lui.”

Le philosophe est donc, pour moi, l'inverse d'un spécialiste : il n'a pas de spécialité, mais est partout chez lui.
J'ai été mathématicien et marin au début de ma vie, et j'ai très tôt eu envie de raconter ce que j'appelle le Grand Récit, qui remonte aux origines, au big bang, à l'arrivée du vivant, de l'homme.

Pour le raconter, il faut mêler les sciences, se faire astrophysicien, cosmologue, biologiste, darwinien.

Cette vision pantopique de la philosophie était une réponse à mes collègues qui, à l'heure postmoderne, annonçaient, eux, la fin des grands récits.

Penser, c'est inventer, trouver du nouveau.

J'ai eu la chance d'assister dans ma vie à au moins quatre immenses révolutions scientifiques : les nouvelles mathématiques, la mécanique quantique, la théorie de l'information.
Et j'étais copain avec Jacques Monod et François Jacob quand ils ont découvert l'ADN ! »

Tiers-Instruit


« J'ai toujours déploré le fait que les philosophes ne sachent pas de science, que les savoirs ne communiquent pas.
Toutes les universités sont organisées sur la séparation entre les sciences et les lettres.
Pour y remédier, j'ai inventé un personnage, le Tiers-Instruit, capable de faire la synthèse entre l'éducation littéraire et scientifique.

C'était un cri d'alarme contre la formation continue de deux populations d'imbéciles : les instruits incultes et les cultivés ignorants, c'est-à-dire les scientifiques qui n'ont que faire de la culture générale et les lettrés qui voient dans l'astrophysique quelque chose de monstrueux.

Le Tiers-Instruit réconcilie les deux cultures, littéraire et scientifique.

C'est un personnage métis car l'apprentissage est toujours un métissage.

Quand vous apprenez l'anglais, vous devenez un peu anglais.
Cela rejoint ce que je disais sur la connaissance entendue comme un tour du monde : découvrir, connaître, c'est métisser.

Quand je suis allé en Allemagne pour la première fois, j'ai découvert que les lits n'étaient pas faits comme en France : ils n'utilisaient pas de draps mais une simple couette. J'ai vite trouvé que c'était une excellente façon de dormir et, depuis, chez moi, je n'utilise plus qu'une couette. Je suis devenu allemand. »

Hermès


« Hermès est le premier personnage qui m'a inspiré.
Il a incarné une révolution dont j'ai eu l'intuition dès la fin des années 1960 : la fin de la société de production et la naissance de la société de communication.

Hermès, le dieu des messagers, a succédé à Prométhée, le dieu de l'industrie, que tous mes collègues, marxistes, célébraient depuis des décennies.

L'histoire m'a donné raison : les cols blancs ont remplacé les cols bleus.
Hermès, c'est aussi le dieu des voyageurs, le gardien des routes : en grec, le mot désignait une borne kilométrique qu'on mettait au carrefour.
Il est devenu le dieu des traducteurs, des commerçants, des messagers.
C'est l'angelos grec, l'ange qui met en relation.

Quand j'étais jeune philosophe, les grands pontes de la Sorbonne m'avaient demandé de faire une conférence en guise de test.
J'ai choisi comme sujet les échangeurs autoroutiers !
“Pour penser Hermès, l'échangeur autoroutier était un formidable sujet.”

Et c'est à ce moment-là que j'ai rompu avec la philosophie traditionnelle.
Ils étaient furieux, scandalisés par ce thème, qu'ils trouvaient non philosophique au possible.
En réalité, pour penser Hermès, l'échangeur était un formidable sujet.

Je l'ai analysé comme un opérateur objectif de communication : un Hermès en béton en quelque sorte !
Il y a un continuum entre les personnages, les objets et les concepts : pour penser la communication, on peut utiliser les concepts de relation ou d'échange, des personnages comme Hermès ou l'ange, ou encore des objets comme l'échangeur autoroutier ou le pont, auquel j'ai aussi consacré un livre.
Inventer, c'est toujours faire un pont entre deux rives disparates. »

Petite Poucette


« Petite Poucette, c'est la fille d'Hermès.
C'est aussi Mme Pantope : avec ses deux pouces, elle a réalisé le rêve pantopique : elle peut avoir accès à tous les lieux du monde par GPS ou Google Earth.

Elle peut appeler n'importe qui depuis son téléphone et trouver toutes les informations qu'elle veut sur Wikipédia.
Quand j'avais 15 ans, j'habitais le sud-ouest de la France, à 700 kilomètres de Paris et, si je voulais un renseignement, il fallait prendre le train, y passer la nuit, aller à la Bibliothèque nationale et attendre.
Aujourd'hui, un jeune trouve tout sur son ordinateur et peut même suivre des cours en ligne, les MOOC.
On ne peut pas être triste d'une affaire pareille ! Petite Poucette m'a fait comprendre le sens du mot “maintenant”, sa devise étant : “Maintenant, tenant en main le monde”.

“Les filles sont toujours de meilleures étudiantes que les garçons.”

Mais à la différence de Pantope, qui parcourait la réalité du monde, Petite Poucette, née avec Internet, incarne la révolution virtuelle.

Les nouvelles technologies transforment de manière décisive nos habitudes et nos conduites et façonnent un nouveau monde, un nouvel humain.
Et c'est essentiel que Petite Poucette, ce nouvel être, soit une femme !

En un demi-siècle, en tant qu'enseignant, j'ai assisté à la victoire des filles, qui sont toujours de meilleures étudiantes que les garçons, mais qui n'accèdent pas aux postes à responsabilité ensuite.

Quand je fais une conférence dans une entreprise, je commence toujours par “Bonjour, messieurs les talibans”.
Les hommes sont interloqués.
Je demande alors aux femmes de se lever.
La dernière fois, elles étaient trente seulement sur huit cents... »

Thanatocrate


« Ce personnage sinistre qui incarne le pouvoir de la mort renvoie dans mon œuvre au problème du Mal.
J'ai quitté l'Ecole navale et interrompu ma carrière scientifique à cause d'Hiroshima.
Avant, on connaissait la mort individuelle, la mort collective (les civilisations aztèque, maya ou égyptienne ont ainsi disparu), mais pas la mort de l'espèce humaine.
La bombe atomique a tout changé.

Tous les problèmes moraux de la science commencent là.

De nombreux physiciens de la génération qui a précédé la mienne sont devenus biologistes pour éviter d'être responsables de cette catastrophe.

Cette prise de conscience n'a pas cessé depuis : les comités d'éthique sont partout.
Ce moment décisif dans la théorie de la connaissance m'a donné l'idée de réinterroger l'histoire : quel est le rôle de la mort dans la question du pouvoir ?

“Les guerres ne pèsent quasiment plus, alors que c'est ce que les médias mettent toujours en une.”

Les thanatocrates sont les maîtres de l'Histoire.
Et, aujourd'hui, les médias détiennent ce pouvoir.
Ils sont devenus mortuaires, je les appelle d'ailleurs les pompes funèbres...

Ils font leur miel des morts, des catastrophes, des guerres.
Tapez sur votre ordinateur “causes de la mortalité dans le monde” : vous verrez apparaître un document signé par l'Organisation mondiale de la santé, dans lequel les maladies cardiaques et infectieuses arrivent en tête, mais où les guerres ne pèsent quasiment plus, alors que c'est ce que les médias mettent toujours en une.
Ils inversent la liste réelle.
Or, le sens, c'est tout à la fois la signification et la direction.
Inverser le sens, la direction, c'est falsifier la réalité. »

À lire :
Pantopie : de Hermès à Petite Poucette, entretiens avec Martin Legros et Sven Ortoli, illustrations d'Olivier Marbœuf, (éd. du Pommier), 392 p., 20 €.

Michel Serres, né le 1er septembre 1930 à Agen et mort le 1er juin 2019 à Vincennes, est un philosophe et historien des sciences français.

Membre de l'Académie française et de l'Académie européenne des sciences et des arts, il a notamment publié en tant qu'enseignant-chercheur des ouvrages faisant autorité en matière d'histoire des sciences, philosophie des sciences et épistémologie.

D’origine gasconne, il est le fils de Jean, dit Valmy Serres, batelier sur la Garonne. Il reçoit une éducation catholique et pratique le scoutisme au sein des Scouts de France qui le totémisent « Renard enthousiaste ».

Il est le père de quatre enfants, dont Jean-François Serres, délégué général de l'association Petits Frères des pauvres.

Il est reçu en 1949 à l’École navale, dont il démissionne peu après, pour préparer dans un lycée parisien le concours de l’École normale supérieure, où il est reçu en 1952.
Il soutient un diplôme d'études supérieures au sujet des structures algébriques et topologiques avec Gaston Bachelard, puis est admis 2e ex aequo à l’agrégation de philosophie en 1955.
De 1956 à 1958, il fait son service militaire comme officier dans la Marine nationale.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Votre commentaire est le bienvenu à condition d'être en relation avec le sujet - il sera en ligne après accord du modérateur.

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.