Par Gilles FERRAGU
De la Révolution
française aux totalitarismes
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Attentat contre le tsar Alexandre II le 1er mars 1881
(auteur inconnu). Source : https://marjinalis.livejournal.com/10867.html
Fortement médiatisé, le phénomène terroriste pèse lourd
dans l’histoire de l’Europe contemporaine, mais reste difficile à appréhender.
Attentat de la rue Saint-Nicaise contre Napoléon
Bonaparte le 24 décembre 1800 (estampe, auteur inconnu). © BnF.
Il ne répond en effet à aucune définition satisfaisante.
Éparpillé entre divers groupes, tributaire des idéologies
les plus variées, il ne saurait se réduire à une succession d’attentats, de
revendications et de procès.
Milan , via De Amicis, 14 mai 1977 : Giuseppe Memeo
pointe une arme à feu sur la police lors d'une manifestation; photo de Paolo
Pedrizzetti. Cette image est devenue l'icône des années de plomb.
Il est donc nécessaire de le replacer dans un contexte et
une dynamique plus larges, en observant les liens qui se tissent entre les
différents mouvements, et en esquissant une généalogie du phénomène.
L’attentat de la gare de Bologne, le 2 août 1980. Une
du journal Il Resto del Carlino, édition extraordinaire du 2 août 1980.
Le terrorisme
émerge dans l’Europe du XIXe siècle.
La France du Consulat inaugure cette violence d’un
nouveau genre, qui s’importe en Russie où elle est théorisée par les
nihilistes, et gagne l’Europe entière.
Une procession de militants de l'autonomie ouvrière.
L’anti-terrorisme, fondé sur des lois d’exceptions,
apparaît de manière presque concomitante.
L’État, qu’il soit
colonial, dictatorial, révolutionnaire, totalitaire, a pu être amené à
ériger la terreur en instrument de gouvernement.
Le terrorisme
s’affirme ainsi comme un instrument politique au service de l’État comme de ses
opposants.
Définition et
généalogie
L’Europe a-t-elle
accouché du terrorisme ?
L’hypothèse suppose de définir le phénomène – forme de
guérilla urbaine alliant publicité et complot, rhétorique armée et violence
politique – et d’en esquisser la généalogie.
Shakers autonomes à trois doigts, symbole de P38 .
Le terme est d’abord forgé dans le contexte de la
Révolution française pour qualifier la politique menée par la Convention au nom
du salut public, caractérisée par l’état d’exception et les pratiques
sanguinaires (Dictionnaire de l’Académie française, 1798).
Les véhicules à chenilles dans les rues de Bologne le
13 mars 1977
Il renvoie donc au « monopole de la violence légitime »
qui, selon Max Weber, définit l’État (Le savant et le politique, 1919).
Toutefois, le mot est très vite employé pour caractériser la violence politique
brandie par des opposants, dans la continuité du tyrannicide de l’Ancien
Régime.
Giuseppe Taliercio avant d'être tué
Le terrorisme, un
phénomène européen au XIXe siècle
Cette violence politique se nourrit de l’individualisme
émergeant à la fin du XVIIIe siècle comme de la désacralisation du pouvoir
politique.
Affiche de propagande RDA Dresde, octobre 1985 - Hajotthu
Mais c’est au XIXe
siècle que l’Europe commence à résonner du bruit des attentats, et d’abord dans
la France du Consulat, avec la conspiration des poignards d’inspiration
jacobine (octobre 1800) et l’attentat de la rue Saint-Nicaise conçu par des
monarchistes (décembre 1800), tous deux visant Napoléon Bonaparte.
Cette même forme de violence frappe de manière récurrente
sous la Restauration, avec l’assassinat du duc de Berry en 1820, puis, sous la
monarchie de Juillet, avec une série d’attentats contre Louis Philippe ; on
retient surtout celui organisé en 1835 par Giuseppe Fieschi qui, avec sa «
machine infernale », manque son but mais fait dix-huit morts.
Le phénomène gagne
l’Europe entière.
L' embuscade de la Via Fani , au cours de laquelle les
cinq membres de l'escorte d' Aldo Moro ont perdu la vie (16 mars
Importé en Russie,
il y est théorisé par les nihilistes.
Le mot terrorisme trouve alors son acception
contemporaine : une violence émanant de groupes minoritaires, et visant, à
travers un individu considéré comme représentatif, le bouleversement d’un ordre
politique et social. Sergei Netchaïev, co-auteur avec Mikhaïl Bakounine d’un
véritable bréviaire terroriste (Le catéchisme révolutionnaire, 1869), et dont
les actions inspirent à Dostoïevski Les Démons (1872), est aussi le premier à
revendiquer l’appellation de « terroriste » lors de son procès en 1873.
Attaque de la gare de Bologne (1980). Beppe Briguglio,
Patrizia Pulga, Medardo Pedrini, Marco Vaccari
Les attentats de 1878, qui blessent l’empereur allemand
Guillaume Ier et tuent le roi d’Italie Humbert Ier, témoignent des échos
européens de cette théorisation.
Affiche américaine comme un appel à la production pendant
la menace du "monstre imparable" des puissances de l' Axe
L’assassinat du tsar Alexandre II par des
révolutionnaires anarchistes en 1881 bouleverse l’Europe, où les activistes en
exil se multiplient (à Berlin surtout, mais aussi à Genève, Londres, Paris,
Bruxelles) et où explose la violence anarchiste
- assassinat du président français Sadi Carnot en 1894,
- du Premier ministre espagnol Canovas del Castillo en
1896,
- de l’impératrice Élisabeth d’Autriche en 1898, etc.).
Vintage propagande anticapitaliste Les capitalistes du
monde entier s'unissent! Reproduction A3 de carte d'art brillante c1919 250gsm
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Une nouvelle étape dans l’évolution du terrorisme est
franchie en Espagne comme en France en 1894, lorsque se développe un terrorisme
aveugle qui, dans une stratégie de déstabilisation, cible désormais la foule,
devenue un « ennemi objectif » sans distinction.
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Le terrorisme
s’inscrit dans cette sorte de guerre entre une communauté et un État, ainsi
qu’une nation.
Passée la sidération devant cette violence d’un nouveau
genre, les gouvernements prennent rapidement la mesure de ce crime singulier,
qui menace la sûreté de l’État et appelle une réaction judiciaire.
Ainsi
l’anti-terrorisme, fondé sur des lois d’exception, apparaît de manière presque
concomitante, et s’affirme dans de récurrentes vagues de répression.
Affiche, communiste allemand de l'entre-deux-guerres,
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Il s’internationalise, dès lors que les gouvernements
européens, confrontés à ce qu’ils envisagent comme une véritable internationale
terroriste, organisent deux conférences internationales sur le sujet
– à Rome en 1898,
- puis à Saint-Pétersbourg en 1904
– pour mutualiser la lutte et enrayer le phénomène.
La mondialisation
du terrorisme au XXe siècle
Au XXe siècle,
celui-ci se mondialise.
On assiste à une diversification des discours
idéologiques de légitimation (nationalisme, révolution, religion, etc.) ainsi
que des méthodes employées (l’invention de la dynamite par Alfred Nobel, en
1866, continue cependant de faire date).
Affiche, affiche de propagande
allemande, inscription ELEND ET LA CHUTE DE L'ANARCHIE, Première Guerre
mondiale 1914-18, vendange, A3, 250 g / m², sur papier glacé
L’attentat de Sarajevo, en 1914, fait la démonstration
des enjeux du terrorisme, arme des faibles aux conséquences vastes, en
l’occurrence une guerre mondiale.
En mai 1974, les enquêteurs ont diffusé les
photographies de certains des chefs présumés des Brigades rouges: de gauche à
droite, Piero Morlacchi , Mario Moretti , Renato Curcio et Alfredo Bonavita .
Le terrorisme révèle sa nature transnationale, et sa
capacité à articuler avec succès le global et le national.
L’ampleur du phénomène est tel qu’il est au cœur des
préoccupations non seulement des États, mais encore des institutions
internationales.
Le corps du magistrat Francesco Coco , tué par les
Brigades rouges ainsi que les deux hommes de son escorte à Gênes le 8 juin
1976.
La SDN fait figure
de pionnière en ce domaine avec une première convention datant de 1937,
annonçant celles qui seront élaborées plus tard au sein de l’Union européenne
(1977, 2000, 2002).
Les évolutions de
la violence politique des groupes minoritaires ne doivent pas faire perdre de
vue la manière dont les États peuvent également s’approprier l’outil de la
terreur à des fins politiques.
De fait, si la Convention a ouvert la voie, l’État du XXe
siècle– qu’il soit colonial, dictatorial, révolutionnaire, totalitaire – a pu
aussi ériger la terreur en instrument de gouvernement.
L’un des premiers
hommes d’État à défendre le principe de cette « terreur légale » est Trotski,
dans sa réponse au socialiste allemand Karl Kautsky (Terrorisme et communisme.
Fleurs pour les gardes-frontières de la RDA sur le mur
de Berlin
Contribution à l’histoire des révolutions, Paris, 1919) :
« Qui renonce par
principe au terrorisme, c’est-à-dire aux mesures d’intimidation et de
répression à l’égard de la contre-révolution acharnée et armée, doit également
renoncer à la domination politique de la classe ouvrière. »
Le 28 avril 1977, les Brigades rouges ont assassiné à
Turin le président de l'ordre des avocats Fulvio Croce .
Cette pratique de la terreur est encore revendiquée par
Lénine qui, en 1922, invite Koursky – l’un des rédacteurs du code pénal
soviétique – à « justifier et légitimer » la terreur sur le plan juridique.
Ainsi, pour les régimes totalitaires, la terreur d’État
constitue un instrument moderne de gouvernement, au service d’un projet
politique – la fin de la question sociale –, et dans le cadre d’une dynamique
révolutionnaire permanente.
Les voitures de l'honorable Aldo Moro et de l'escorte
se sont arrêtées via Fani, quelques minutes après l' embuscade des Brigades
rouges , sur le sol, le corps de l'agent de la sécurité publique Raffaele
Iozzino . Photo AP
Dans ces États forgés par un discours millénariste et la
volonté du chef (le Führerprinzip hitlérien prime sur le droit), on confère à
la violence politique la force du droit.
Hannah Arendt le souligne dans Les origines du
totalitarisme :
« Si la légalité
est l’essence du régime non tyrannique, et l’absence de lois l’essence de la
tyrannie, alors la terreur est l’essence de la domination totalitaire. »
Et ce schéma, qui s’étend dans les années 1930 et au-delà
en Europe et dans le monde, aboutit aux pratiques génocidaires.
Le corps du commissaire Antonio Esposito tué par les
Brigades rouges à Gênes, le 21 juin 1978.
Le terrorisme
constitue la part sombre de l’histoire politique européenne : il prospère dans
les régimes libéraux, détourne la liberté des médias à des fins de propagande,
et joue de l’ouverture des frontières.
Dans une Europe pacifiée qui prône le consensus, il
témoigne du caractère irréductible du conflit politique et de sa lecture en
termes de violence.
Gilles FERRAGU,
« L’Europe, matrice du terrorisme contemporain ? », Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe
[en ligne], ISSN 2677-6588, 2016, mis en ligne le 05/04/2019, consulté le
02/05/2019. Permalien : https://ehne.fr/node/1794
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