A la fin des années 1880, des pilleurs de tombes
mettent à jour de remarquables portraits dans le Fayoum, une région d’Egypte
située à l’ouest du Nil.
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Dès 1887, l’antiquaire viennois Theodor Ritter von
Graf acquiert un grand nombre de ces portraits et les fait connaître à travers
le monde grâce à des expositions qu’il organise à Berlin, Munich, Paris,
Bruxelles, Londres et New York.
Très rapidement, la polémique enfle : certains se
disputent pour dater ces peintures, d’autres vont même jusqu’à crier à la fraude.
C’est l’archéologue britannique Flinders Petrie,
auteur d’importantes recherches dans la nécropole d’Hawara, qui déterminera
qu’ils remontent à l’époque de l’occupation romaine de l’Egypte, c’est-à-dire
aux premiers siècles de notre ère.
A ce jour, on a découvert environ un millier de
« portraits du Fayoum », appelés ainsi car c’est la région qui en
compte le plus même même si d’autres ont été trouvés à Saqqarah, Memphis,
Antinooupolis, Akhmim et Thèbes.
Le climat sec des lieux où elles ont été
placées (en bordure de cette luxuriante dépression du Fayoum) explique leur
bonne conservation.
Mais les sables chauds égyptiens ont également protégé des
milliers de papyrus très précieux. Ces documents en grec, démotique, latin,
hébreu, etc., nous indiquent que la population de l’époque avait un haut niveau
d’alphabétisation.
Plus encore, ils nous révèlent la rencontre exceptionnelle
entre la tradition de Platon, d’Homère et des auteurs dramatiques grecs, grâce
à l’importante population grecque établie en Egypte depuis Alexandre le Grand,
(voir l’annexe : Alexandre le Grand en Egypte) la pensée juive de l’Ancien
Testament et des écrits contemporains de Philon d’Alexandrie, le christianisme
naissant et, enfin, la culture égyptienne classique.
Ce n’est qu’en ayant à
l’esprit cette richesse culturelle que l’on peut pénétrer les secrets des
portraits du Fayoum.
La première chose qui nous frappe lorsque l’on regarde ces portraits, c’est leur familiarité : le réalisme des traits conjugué avec la profondeur de l’expression effacent les nombreuses années qui nous séparent.
A l’opposé des automatismes que dictent une peinture de cour ou un
esthétisme maniériste, les portraits du Fayoum soulignent le caractère unique
de chaque être humain.
Il n’y aucune volonté de la part de l’artiste d’idéaliser les formes, d’aplanir les défauts physiques comme on peut le voir avec certaines statues grecques ou romaines. Il serait en effet vain de chercher la beauté de cette manière, dans un corps parfait mais sans âme ni vie. Ce que l’artiste veut faire transparaître, c’est la beauté intérieure de l’individu, celle qui ne peut jamais être altérée par des imperfections corporelles.
Portrait de femme peint à la cire d'encaustique sur bois de sycomore vers 120-150 ap. J.-C., Liebieghaus (Francfort).
Toutefois, le souci du peintre n’est pas non plus de réaliser une
réplique parfaite, hyperréaliste. Si tel avait été le cas, il se serait
contenté de confectionner un masque moulé qui, malgré sa grande fidélité aux
traits du visage, reste figé, « mort » et, paradoxalement, peu
ressemblant.
C’est au contraire cet intérêt pour le particulier des individus qui les rend universels. Dans ce sens, ces portraits appartiennent parfaitement à la « peinture classique » telle qu’on la retrouvera, entre autres, chez Brueghel ou Rembrandt.
Le terme « classique » ne
fait ici référence ni à un code esthétique formel ni à une période historique
particulière.
L’art classique est en fait la science qui, à travers une
expérience sensuelle (principalement la vue et l’ouïe), permet d’éveiller des
idées, des sentiments, des principes qui sont à la fois universels et
immatériels.
Alors que le folklore privilégie l’appartenance à une communauté
ou à une ethnie, l’art classique exprime ce qui est commun à tous les hommes
mais spécifique à l’humanité, c’est-à-dire sa créativité.
Ainsi, nous devons considérer toutes les avancées
techniques de ces peintures non pas comme une fin en soi (une prouesse) mais
comme la volonté du peintre de refléter plus fidèlement la beauté du vivant et
le caractère divin de l’homme.
Portrait de femme du iie siècle ap. J.-C. (Louvre)
La peinture ne se réduit donc pas à décrire
l’objet que l’on voit mais l’idée qu’il représente. Et puis, ne désignait-on
pas souvent ces peintres sous le terme de zographoï, c’est-à-dire
littéralement « peintres de la vie » ?
Cependant, ce qui renforce davantage ce sentiment de
familiarité, c’est le regard qu’ils posent sur nous.
Nous ne sommes pas en
train d’observer, de manière distante, une scène appartenant à une autre époque
mais nous échangeons un regard avec un autre être humain.
On peut véritablement
dire que, conformément à son rôle, l’artiste a immortalisé celui
qu’il a peint.
Et c’est de cela dont il s’agit ici. Nous n’avons pas
affaire avec des individus représentés pour la société des hommes, comme on les
trouve dans certaines fresques de Pompéi, mais avec des âmes qui portent leur
regard à partir du monde des morts (de l’Hadès) sur le monde des vivants.
Portrait de jeune homme bouclé (Staatliche Antikensammlungen), Inv.-Nr 15013 (v. 300 ap. J.-C.)
En
effet, les portraits du Fayoum étaient destinés à être fixés sur les
sarcophages des défunts. Ils étaient peints soit directement sur les linceuls entourant
le sarcophage ou sur de minces tablettes de bois insérées ensuite grâce à des
bandelettes de lin.
Certes, cette tradition n’était pas nouvelle. Nous en
avons un témoignage intéressant avec le commentaire de Pline l’Ancien (23-79
après J.-C.), même si celui-ci, ignorant ce qui se faisait en Egypte à son
époque, était convaincu que cet art avait disparu :
« En tout cas la peinture de
portraits, qui permettait de transmettre à travers les âges des représentations
parfaitement ressemblantes, est complètement tombée en désuétude.(...)
Oui,
c’est bien vrai : la mollesse a causé la perte des arts et, puisqu’on ne
peut faire le portrait des âmes, on néglige aussi le portrait physique. Il en
allait autrement chez nos ancêtres : dans les atriums, on exposait un
genre d’effigies destinées à être contemplées ; non pas des statues dues à
des artistes étrangers ni des bronzes ou des marbres, mais des masques moulés
en cire, qui étaient rangés chacun dans une niche : on avait ainsi des
portraits pour faire cortège aux convois de famille et, quand il mourait
quelqu’un, toujours était présente la foule entière de ses parents
disparus ; et les branches de l’arbre généalogique couraient en tous sens,
avec leurs ramifications linéaires, jusqu’à ces portraits, qui étaient peints. »
(Vers 6, Histoire naturelle, Livre XXXV - La peinture).
Petrie a découvert des cadres et même certaines
peintures encadrées destinées à être accrochées à un mur.
On peut d’ailleurs
constater que la plupart des portraits ont été coupés afin de pouvoir être
fixés correctement au sarcophage.
Cela indiquerait que la plupart des portraits
ont été réalisés d’après nature, excepté quand il s’agissait de la mort d’un
enfant.
Femme en chiton orange (National Museum of Scotland)
Les portraits du Fayoum représentent en général des hommes ou des
femmes âgés entre 25 et 30 ans, au zénith de leur vie.
D’autre part, les
recherches ont révélé que certains sarcophages décorés de portraits d’adultes
contiennent des momies de vieillards, confirmant que certains portraits avaient
été réalisés bien avant le décès de la personne.
Selon Petrie, les sarcophages n’étaient pas enterrés
tout de suite mais gardés dressés contre un mur dans une pièce de la maison
familiale, conformément à la tradition égyptienne rapportée par Diodore de
Sicile au Ier siècle avant J-C :
« (...) beaucoup d’Egyptiens
gardent le corps de leurs ancêtres dans des chambres magnifiques et ont ainsi
sous les yeux ceux qui sont morts bien des générations avant leur naissance, si
bien qu’[ils] (...) en éprouvent une satisfaction singulière, comme si ces
morts avaient vécus avec eux. »
Portrait d'homme barbu, IIIe s. ap. J.-C., musée des beaux-arts de dijon
Les sarcophages, recouverts de représentations
symboliques égyptiennes qui dénotent avec le réalisme des portraits, comportent
quelques fois des inscriptions, souvent en grec, ou des étiquettes sur
lesquelles on peut lire le nom du défunt et d’autres commentaires comme, par
exemple, « Hermione l’institutrice » ou encore « Sabinus,
peintre, âgé de 26 ans.
Bon courage ! » Petrie a aussi découvert sous
la tête de la momie d’une jeune femme le deuxième livre de l’Iliade sous
forme d’un rouleau de papyrus, montrant leur attachement à cette grande culture
classique.
Portrait de jeune homme vers 130-150 ap. J.-C., Musée Pouchkine de Moscou.
Ce qui est étonnant, c’est que cette pratique ne
semble pas liée à une catégorie particulière de la population. En effet, leurs
origines ethniques, sociales et même religieuses sont très diverses : on
trouve des prêtres du culte de Sérapis, des juifs et des chrétiens (malgré les
protestations, les chrétiens d’Egypte embaumaient leurs défunts jusqu’au IVème
siècle après J.-C.) ; des hauts fonctionnaires romains et des esclaves
affranchis, des athlètes et des héros militaires ; des Ethiopiens et des
Somaliens, etc.
Toutefois, il serait faux de croire à une sorte de
« conversion » à la religion égyptienne de la part de ces personnes.
En fait, on peut véritablement parler d’un oecuménisme autour de certaines
idées qui transcendent les rites funéraires égyptiens.
Il apparaît clairement que ces peintures réunissent
tous ces hommes et femmes d’origines si différentes autour d’une idée
fondamentale : l’âme est immortelle. La rencontre avec le peintre,
lui-même mortel, se concentre alors autour d’une réflexion sur l’éternel, et le
modèle réfléchit sur le caractère éphémère de son existence.
Tous ces portraits ont cette caractéristique d’avoir
les yeux grands ouverts exprimant un étonnement tranquille, une angoisse
maîtrisée devant une mort sereine.
L’acceptation du caractère incontournable de
la mort se transcende ici en amour pour la vie, en affirmation tranquille que
chaque être humain est porteur d’une part singulière d’éternité.
Ce que Diodore de Sicile décrit ainsi :
« C’est
ce que les gens du pays tiennent pour tout à fait négligeable le temps passé à
vivre et qu’ils font le plus grand cas du temps qui, par la vertu, restera dans
la mémoire après la mort ; ils nomment les habitations des vivants des
auberges, puisque nous n’y passons qu’un bref moment, et donnent le nom
d’habitations éternelles aux tombeaux, puisque les morts mènent en Hadès une
existence illimitée. »
Mais quel était le contenu de ces rituels funéraires
égyptiens ?
D’abord, il faut bien comprendre que les croyances égyptiennes
ont beaucoup évolué, et que derrière les noms d’Osiris et d’Isis se trouvent
des cultes dont la nature est totalement différente selon les
époques et les traditions.
De plus, il est fort probable que l’influence des
premiers chrétiens et des juifs ont privilégié les aspects des croyances
égyptiennes les plus compatibles avec leur religion.
Enfin, il faut noter que,
comme le souligne justement Jean Vercoutter, la religion égyptienne,
polythéiste de forme, tend en fait à un monothéisme de fond (Aménophis
IV-Akhénaton a même tenté de le formaliser). A tel point que les premiers
chrétiens en Egypte n’ont eu aucun problème à traduire le terme
« Dieu » par le terme égyptien « neter » désignant la
divinité non représentable.
Pour les Egyptiens, face à la mort, il convient d’agir
conformément à Maât, symbole de la vérité et de la justice mais surtout de
l’ordre universel tel qu’il a été établi au moment de la création du monde.
Et
le souci de tout homme doit être de « placer Maât en son coeur ».
Le
défunt est amené par Anubis, divinité bienveillante à tête de chien et muni
d’une clef, devant le Tribunal divin.
C’est là que l’on va peser son coeur,
siège de la conscience. Sur l’un des plateaux de la balance, on trouve une
image de la déesse Maât et sur l’autre, le coeur.
Si les deux plateaux sont au
même niveau, le défunt est déclaré « juste » et, accédant lui-même à
l’état d’« Osiris », Horus l’accompagnera auprès d’Osiris.
Rappelons
que les Egyptiens pratiquent la momification pour préserver l’unité de
l’individu, corps et âme confondus.
C’est cette unité perdue qui a fait tomber
le roi Osiris (lorsqu’il a été assassiné et découpé en plusieurs morceaux) et
c’est cette unité retrouvée (quand Isis a recomposé son corps) qui a permis sa
résurrection.
Comme l’exprimera un théologien chrétien du XIIème
siècle : « (...) l’unité est la forme de l’être de toute
chose, on répond en vérité que tout ce qui est, est parce qu’il est un. (...)
En fait, l’unité est entretien et forme de l’être alors que la division est la
cause de l’anéantissement. »
Il est vrai, cependant, que nous n’avons aucun écrit
de cette époque concernant ces portraits et leur signification exacte, mais les
indications qui précèdent nous éclairent sur l’esprit général de leur démarche.
Beaucoup plus tard, cet esprit sera porté à un niveau
supérieur, débarrassé de ses formes païennes.
Le regard en peinture deviendra,
de manière explicite, le miroir de l’âme humaine.
Au XVème siècle, le cardinal
Nicolas de Cues ira encore plus loin dans son ouvrage Le tableau ou la
vision de Dieu, dans lequel il utilise comme base de réflexion un
autoportrait de Rogier van der Weyden ayant comme particularité de fixer du
regard l’observateur peu importe où celui-ci se trouve.
Nicolas de Cues va
comparer ce regard à la vision de Dieu et rapproche le terme « Dieu »
(theos) à celui de « voir » (theôrein).
Le Cusain pose d’abord un
paradoxe : « Cependant, ton regard me porte à considérer
pourquoi l’image de ta face est peinte de manière sensible : c’est qu’on
ne peut peindre une face sans couleur et que la couleur n’existe pas sans
quantité.
Mais ce n’est pas avec les yeux de chair qui regardent ce tableau,
c’est avec les yeux de la pensée et de l’intelligence que je vois la vérité
invisible de ta face qui se signifie ici dans une ombre réduite. »
Ensuite,
il insiste sur le fait que ce n’est pas seulement le regard du tableau qui est
important mais aussi celui de l’observateur : « (...) ta face portera
ce que le regard de qui te regarde y apporte », en soulignant que
« là où est l’oeil, là est l’amour ».
Ainsi, le regard porté sur
l’autre devient acte d’amour :
« (...) Je vois maintenant en un
miroir, en un tableau, en une énigme, la vie éternelle qui n’est autre que la
vision bienheureuse, et c’est en cette vision que tu ne cesses jamais de me
voir avec le plus grand amour jusqu’au plus profond de mon âme.
Et pour toi,
voir n’est autre que donner vie, m’inspirer toujours l’amour le plus doux,
(...) me donner la fontaine de vie, par ce don augmenter et faire durer mon
être, me communiquer ton immortalité(...). » [Souligné par nous]
Maintenant, regardez à nouveau les portraits du
Fayoum.
Ne sommes-nous pas en présence d’une « vie éternelle qui
n’est autre que la vision bienheureuse » ?
Ces peintures ne nous remémorent pas seulement le
souvenir d’individus que l’on n’a jamais connus, elles immortalisent également
le peintre anonyme qui, grâce à son art, continue aujourd’hui à nous émouvoir.
Contrairement à ce qui est souvent avancé, nous ne
sommes pas en présence de « peintures romaines ».
Euphrosyne
Doxiadis, se basant sur les recherches passionnées du peintre moderne grec
Yannis Tsarouchis, affirme qu’« elles étaient une contribution des Grecs
au combat des Egyptiens contre la mort ».
On peut faire remonter cette
tradition picturale au moins jusqu’à l’époque du portraitiste exclusif
d’Alexandre, le peintre réaliste Apelle (360-300 av. J.-C.).
Deux indices révèlent une influence éventuelle de
cette tradition sur les portraits de Fayoum. Pline l’Ancien nous apporte le
premier indice lorsqu’il décrit les peintures d’Apelle :
« Le point sur lequel cet art
manifestait sa supériorité était la grâce, bien qu’il y eût à la même époque de
très grands peintres ; mais, tout en admirant leurs oeuvres et en les
comblant toutes d’éloges, il [Apelle] disait qu’il leur manquait ce fameux
charme qui lui était propre et que les Grecs appellent Charis ; qu’ils
avaient atteint à toutes les autres perfections mais que, sur ce seul point, il
n’avait pas d’égal.
Il revendiqua aussi un autre titre de gloire : alors
qu’il admirait une oeuvre de Protogène, d’un travail immense et d’un fini
méticuleux à l’excès, il dit en effet que sur tous les autres points ils
étaient égaux ou même que Protogène était supérieur, mais qu’il avait, lui, ce
seul avantage de savoir ôter la main d’un tableau (précepte digne d’être noté),
selon lequel un trop grand souci de la précision est souvent nuisible. » (vers 80, Livre XXXV)
N’est-ce pas là précisément l’un des éléments
stylistiques caractéristiques des portraits du Fayoum ?
Aucun tableau ni traité d’Apelle, ou de son maître
Pamphile (qui avait eu comme maître Eupompe, natif de Sicyone), n’a survécu
jusqu’à nos jours. Selon le témoignage de Pline, Eupompe aurait été
l’initiateur d’une révolution picturale, ajoutant aux genres attique et ionien
qui composent le genre hellénique celui de l’école de Sicyone. On peut se faire
une petite idée de cet art grâce à certaines mosaïques, comme celle de Pompéi
représentant Alexandre à la bataille d’Issos (IIème siècle av. J.-C.), qui
serait la copie d’une oeuvre d’un peintre de l’école de Sycione.
On retrouve
cette même tradition à Alexandrie dans de monumentales mosaïques, des portraits
de femmes réalisés aussi au IIème siècle av. J.-C. et reflétant l’attachement
au réalisme dans la représentation.
Rajoutons à cela le fait important que les
Grecs en Egypte ont introduit les pauses de trois quarts et de face dans un
pays où, il semblerait, toutes les figures avaient été jusque-là peintes de
profil.
Le deuxième indice, c’est la tétrachromie,
c’est-à-dire l’utilisation de quatre couleurs. Cela peut sembler incroyable
mais jusqu’à l’invention dans les années 70 des peintures acryliques (polymères
de plastique), les ingrédients de base de la peinture n’ont quasiment pas
changé de l’école sycionienne qui forma Apelle jusqu’à Rembrandt et Goya, en
passant par les peintres du Fayoum !
Ses ingrédients qui composent les
médiums sont, dans des proportions diverses, l’albumine du jaune et le blanc
d’oeuf (le sang pour les peintres de la préhistoire), la colle (produit, par
exemple, à partir des peaux), les résines aqueuses, les essences, les huiles et
la cire d’abeille.
La fameuse palette à quatre couleurs d’Apelle,
la tétrachromie se retrouve entièrement dans les portraits de
Fayoum : le melinum, un blanc constitué d’une craie argileuse
venant de l’île de Mélos (éventuellement remplacé par le blanc de plomb) ;
le sil attique ou ochra : un jaune tiré du
limon recueilli dans les mines d’argent ; la sinopis du Pont :
une terre d’ocre rouge venant de Sinopis ; l’astramentum : un
noir fabriqué de diverses manières, en toute probabilité du noir de vigne
permettant des reflets bleus.
D’autres pigmentsapparaissent seulement pour
remplacer ces derniers selon des circonstances de disponibilité ou pour le
détail d’un bijou (terre verte naturelle ou malachite) ou d’un vêtement (rose
garance naturel, rose cyclamen ou la coûteuse pourpre extraite des
coquillages).
Pour les portraits du Fayoum, soit on appliquait une
peinture à la cire (encaustique) sur des supports en bois soit on
travaillait à la détrempe sur des toilesdelin (déjà !).
Il s’agissait
principalement de minces planchettes en figuier de sycomore, facile à trouver à
cette époque en Egypte, ou en cyprès (le chêne typique des peintres du nord
étant très rare en méditerranée).
La cire d’abeille (blanchie) était chauffée
et mélangée avec d’autres substances, comme des résines du type Mastic de
Chios, aux pigments. On pouvait aussi la préparer pour être appliquée à froid
(cire punique) après l’avoir émulsionnée ou saponifiée, permettant des mélanges
astucieux avec l’oeuf ou l’huile.
Pour travailler la matière, on utilisait trois
types d’instruments : le pinceau, le cautère(un
fer chaud) et le cestre (un petit poinçon).
Sur la toile de lin, on travaillait plutôt à la
détrempe, après avoir posé une couche de colle mélangée à une fine couche de
plâtre (équivalent du gesso). Sur le bois, où l’on appliquait d’abord une
couche de colle à la détrempe, on posait les carnations parfois directement sur
le brun miellé du bois nu ou sur un fond teinté kaki, le proplasmos,
équivalent de l’impression ou de l’impregnatura des
grands maîtres classiques européens.
Comme l’affirmait correctement le peintre grec moderne
Tsarouchis, « le bon coloriste voit une harmonie de couleurs où d’autres
voient des objets ».
Ainsi, sur ce fond kaki et travaillant du foncé vers
le clair, on construisait la profondeur en opposant teintes froides et chaudes
pour faire avancer ou reculer l’espace, plutôt que par le clair-obscur.
On retrouve ce démarrage sur fonds sombre dans
le Titus, oeuvre de l’entourage de Rembrandt au Louvre, et chez
la Jeune fille au turban de Vermeer au Mauritshuis de La Haye.
La peinture se libère de sa prison de lignes captives pour devenir une
sculpture de lumière.
Le peintre et historien florentin Giorgio Vasari
(1511-1574) rapporte avec stupeur dans Les Vies des excellents
peintres, sculpteurs et architectes que la peinture, à partir du
milieu du XIIIème siècle, n’avait pas seulement été négligée mais avait
« quasiment disparu » en Occident.
Pour la faire revivre, une équipe de peintres grecs
fut de tout urgence invitée par les autorités de Florence, convaincues que
ceux-ci détenaient les secrets perdus de cet art.
Un jeune homme issu de la
noblesse, Cenni di Pepe (1240-1302 ?), plus connu sous le nom de Cimabue,
délaissa ses études pour suivre leurs travaux.
Une fois initié à leurs secrets
d’artisans, il deviendra le maître de Giotto, figure fondatrice de la
Renaissance qui, sous l’impulsion de quelques franciscains éclairés, fera
renaître la peinture classique.
Et l’on peut véritablement parler d’une
re-naissance puisque cet art fut pratiquement inexistant pendant les quelque
mille deux cents années qui séparent le XVème siècle des portraits du Fayoum.
En effet, le fil de cette tradition picturale a été
coupé. Cette région du Nil extrêmement riche a d’abord été pillée par l’empire
romain : près de 30% de sa production de grain était destiné à Rome et
toute l’infrastructure liée à l’eau a été progressivement négligée.
Ensuite, en
395, l’Egypte deviendra une partie intégrante de l’empire byzantin.
C’est alors
que la peinture entrera dans un monde à deux dimensions et cela pour des
siècles. L’avènement de l’empire byzantin avec ses icônes a institué une
stylisation plate et un symbolisme qui a aboutit à la superstition du
« dédoublement magique » : le tableau devenu objet est supposé
posséder « magiquement » les qualités divines de ce qu’il représente.
Il prétend capturer pour toujours un segment d’éternité et ne représente qu’un
moment de vide.
De ce point de vue, les portraits du Fayoum, malgré des
ressemblances techniques, sont à l’opposé de la tradition des icônes. On
pourrait dire qu’en perdant cette quatrième dimension de la transcendance, la
troisième dimension, celle de l’espace créé par l’unité entre perspective et
couleurs, s’est dissipée avec elle.
Mais ce fil qui a été renoué au moment de la
Renaissance, qu’est-il devenu aujourd’hui ?
Bibliographie
• Jean-Christophe Bailly, L’apostrophe muette,
essai sur les portraits du Fayoum, Hazan,1997.
• Catherine Bridonneau, « Le Livre des Morts et
les coutumes funéraires », in Le monde de la Bible, n°78,
sept.-oct. 1992.
• Euphrosyne Doxiadis, Portraits du Fayoum,
Gallimard 1995.
• Pline l’ancien, Histoire Naturelle, XXXV,
La Peinture, Les Belles Lettres, 1997.
• Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de
Dieu, Editions du Cerf, 1986.
• André Bonnard, Civilisation Grecque,
d’Euripide à Alexandre, Editions Complexe, 1991.
• Jean Vercoutter, « L’Egypte antique »,
in Encyclopedia Universalis.
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