Entretien avec la philosophe et politologue, Renée
Frégosi
Par Gil Mihaely - 27 mars 2019
Renée Frégosi, novembre 2018. ©BALTEL/SIPA /
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Dans Français encore un effort… pour être laïques !, la
philosophe et politologue, Renée Fregosi, livre une lecture de la laïcité à la
française.
Elle s’interroge sur la place des religions dans la cité,
et notamment sur celle de l’islam par rapport aux principes républicains.
- Dans votre
dernier livre, Français encore un effort… pour être laïques !, vous proposez
une lecture historique
C’est cette longue évolution des idées, des mœurs et des
normes qui a abouti à des lois, notamment celle de 1905.
Pour vous, cette loi
est-elle insuffisante aujourd’hui ? A-t-elle perdu son esprit ?
- Renée Fregosi : En effet, le corpus juridique constitué
par le bloc des lois « laïques » votées entre 1880 et 1905 (expulsion des
congrégations, lois scolaires portant sur la gratuité, l’obligation, la
laïcisation des enseignants et enfin « séparation de l’Eglise et de l’Etat »)
est la concrétisation d’une conception philosophique et d’une lutte idéologique
fondant l’autonomisation de l’individu et son émancipation vis-à-vis de ce qui
s’oppose à sa liberté de conscience et à la libre disposition de son corps.
De ce point de vue, ce bloc juridique qui garantit « la
liberté de conscience » n’a rien perdu de sa pertinence.
Par ailleurs, en stipulant dans son article 2 que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne
subventionne aucun culte », la loi de 1905 concerne toutes les religions, y
compris l’islam.
De ce point de vue également, la loi n’a rien perdu de sa pertinence et se
suffit à elle-même.
Tout ajout de type concordataire (co-construction avec
l’Etat d’un islam de France par exemple) viendrait en pervertir l’esprit et en
saper la cohérence.
Enfin, les lois laïques, qui formalisent la primauté du
droit national sur la loi religieuse n’ont rien perdu de leur pertinence, si
tant est qu’elles soient appliquées ; preuve en est faite a contrario par
la polémique que suscite aujourd’hui la question laïque face à l’expansion de
la religion musulmane en Europe et notamment en France, et à l’offensive
islamiste.
Les islamistes revendiquent pour tous les musulmans
vivant en France le droit de vivre selon le particularisme communautaire
religieux, et en quelque sorte, pour les Français musulmans, leur appartenance
à la nationalité française « dans le statut de l’indigénat » de
l’Algérie coloniale.
Sans toucher donc à la loi de 1905, il conviendrait en
revanche de répondre à l’offensive islamiste actuelle par une refonte de la loi de 2004 qui rate sa cible en
assimilant le voile à un signe religieux comme un autre et en en limitant
l’interdiction dans l’enseignement primaire et secondaire.
Il s’agit plutôt
de s’opposer explicitement à la tentative d’imposition d’éléments de la charia
dans la République : port du voile, reconnaissance du blasphème, séparatisme
communautaire (menus spécifiques, aménagements horaires, lieux de prières
autres que les mosquées, etc.).
- La laïcité en France a longtemps été façonnée par rapport
à la place de l’Eglise et la religion catholique.
En quoi l’interruption de l’islam à partir des années
1980 a-t-elle changé la donne ?
Pour certains la soumission de l’Eglise catholique a été
aussi difficile et conflictuelle…
D’abord un rappel : si en 1905 l’islam n’est guère
présent en France métropolitaine, au moment de sa promulgation, la loi devait
concerner tout autant les colonies, notamment l’Algérie.
Le code de l’indigénat est en effet en débat depuis 1887
avec les propositions de lois visant à la naturalisation collective des «
indigènes » (qui devraient pour acquérir la pleine nationalité française, non pas renier leur religion musulmane
mais respecter le Code civil français, c’est-à-dire ne plus pratiquer les
coutumes qui lui sont incompatibles, notamment la polygamie, le droit du père à
marier son enfant, le droit de rompre le lien conjugal à la discrétion du mari
ou le privilège des mâles en matière de succession).
Mais la
naturalisation collective de toutes les populations algériennes s’est heurté
tout autant à la minorité des prédateurs coloniaux et aux
anti-assimilationnistes de droite, qu’aux autorités musulmanes
traditionnelles qui craignaient de perdre leur emprise.
- Mais en quoi l’opposition de l’islam à l’esprit et aux
lois concernant la laïcité diffère-t-elle de l’affrontement entre l’Eglise
catholique et l’Etat au tournant des XIXe-XXe siècles en France ?
Il existe deux
différences principales.
Tout d’abord, à partir de l’indépendance de l’Algérie et
surtout à partir des années 1970, la religion musulmane est une religion
importée en France à travers une immigration
principalement maghrébine et ensuite subsaharienne.
L’islam de ces populations immigrées puis descendantes
d’immigrés vient contester la construction historique de la laïcité française à
la fois de l’extérieur en quelque sorte, et postérieurement à l’édification de
la France laïque. L’islam se heurte donc à des lois et à des mœurs élaborées en
dehors de lui, de ses références et de son histoire.
C’est pourquoi la contestation de la laïcité en France
par certains musulmans peut apparaître comme illégitime à des Français qui se
sont construits avec et parfois contre mais finalement en accommodement avec la
laïcité qui fait maintenant partie du patrimoine commun à tout un chacun,
quelles que soient ses options métaphysiques
D’autre part, outre la dimension géographique et
historique, l’islam se distingue plus généralement de la religion catholique
par son degré de sécularisation, c’est-à-dire son niveau d’acceptation de la
primauté du droit positif des Etats sur la loi religieuse et son acclimatation
à l’époque et à la culture ambiante (occidentale, européenne, française).
En Occident, la sécularisation s’est réalisée sur le
temps long et repose sur deux mouvements historiques : le christianisme a mis
d’abord plusieurs siècles à devenir religion d’Etat (en 380), puis de nombreux
autres à renoncer à l’être, cet abandon prenant des rythmes et des formes
différentes selon les pays.
On a ainsi assisté à un double processus: laïcisation des
Etats, c’est-à-dire prise d’autonomie de la politique par rapport aux
religions, et soumission de l’ordre religieux à l’ordre politique.
Ce mouvement a procédé à la fois par une lente évolution
des mœurs et par des phases de grande tension voire de violence extrême entre
le pouvoir politique et le pouvoir religieux.
Ainsi, les lois
laïques en France ont-elles en effet été imposées à l’Eglise catholique sans
ménagement.
Enfin, ce lent processus a été accompagné d’une
transformation interne aux dogmes religieux tant dans le christianisme que dans
le judaïsme.
La pratique religieuse s’est peu à peu cantonnée à la
sphère privée : les croyants ont considéré que l’adhésion religieuse procédait
d’avantage de la foi personnelle qu’elle ne relevait de l’appartenance à une «
communauté » de naissance, à une nature ou à une culture spécifique.
L’appartenance
religieuse n’étant donc plus considérée comme indéfectible, le pluralisme des
religions, comme l’apostasie et l’athéisme, peuvent être acceptés par tous.
Or, pour ce qui concerne l’islam, le monde musulman a
abordé cette question de la sécularisation des sociétés à la fois tardivement
et de façon biaisée : la sécularisation intellectuelle et politique s’est
inscrite dans un cadre conflictuel, à travers la colonisation occidentale, la
défaite et la chute de l’Empire ottoman et la décolonisation, souvent par la
lutte armée.
Aussi, aujourd’hui, de l’Algérie des généraux du FLN à
l’Égypte post-nassérienne, en passant par les partis Baas syrien et irakien
décomposés, ou l’Autorité palestinienne, la laïcisation des pays arabes,
naissante dans les années 1950, ou de façade dans les années 1960-70, comme
celle plus profonde mais autoritaire en Turquie, a-t-elle cédé sous l’assaut
des différents mouvements islamistes et l’on
y assiste depuis les années 1980 à une ré-islamisation.
- La France avec
son modèle laïque est-elle un champ de bataille dans une guerre globale de
l’islamisme radical contre l’Occident ?
- Oui et non.
D’une part, le principe laïque est bien né en Occident, mais l’Occident a aussi
produit cette notion étrange d’universalisme. Autrement dit, si la laïcité est
à l’origine occidentale, son principe d’émancipation individuelle, lui,
concerne tous les humains et dépasse largement les limites géographiques de
l’Occident.
Et cela d’autant
plus dans un monde globalisé comme il l’est désormais.
Au demeurant, les tenants de l’islam politique
s’évertuent à persuader les musulmans que la laïcité est strictement
occidentale et qu’elle doit, à ce titre, être combattue comme un héritage
colonial.
Mais c’est bien à
une vision globale humaniste et démocratique que s’opposent les islamistes.
D’ailleurs, les Occidentaux ne sont pas les seuls ennemis
des islamistes : tout musulman qui ne se
conforme pas à l’orthopraxie islamiste est à convertir à la « vraie foi » ou à
anéantir au même titre que les « mécréants » chrétiens, juifs et athées.
Et face à cette offensive islamiste, une solidarité se
constitue entre tous les résistants à l’islamisme quelle que soit leur origine,
en Occident et ailleurs.
Ainsi, la France est bien en première ligne dans la
guerre que livre l’islamisme à tous ses ennemis, parce que la défense du
principe laïque y est plus forte et argumentée qu’ailleurs, et parce que le nombre de musulmans y étant en
croissance régulière depuis les années 70, les islamistes considèrent le pays
comme étant « al islam », c’est-à-dire voué à devenir musulman à titre plein.
L’offensive
islamiste y prend donc toutes les formes : violentes ou non, politiques,
sociales, idéologiques.
Elle vise les
corps à travers les attentats terroristes, mais aussi la démographie, la
sexualité en général, la séparation des sexes et des communautés, l’endogamie à
l’intérieur des communautés.
Cette islamisation
travaille aussi les esprits à travers une lutte pour la reconnaissance du
blasphème, la remise en cause de l’esprit scientifique, la perversion de la
posture critique, l’utilisation du droit à la différence et de la cause
multiculturaliste pour minimiser, voire annihiler, la culture occidentale et
les notions universelles d’émancipation individuelle, de libre pensée et de
libre disposition de son corps.
- Pour vous le
corps de la femme est devenu un enjeu majeur de la laïcité contemporaine.
Est-ce une nouveauté liée à l’islam ?
Comme la laïcité ou encore la démocratie, le féminisme
historique égalitariste (des Suffragettes au Mouvement de Libération des Femmes
des années 1970) est aujourd’hui accusé par certains d’être d’essence
occidentale et partant colonialiste, dominateur et donc à rejeter.
Il est vrai que la lutte pour la libération des femmes a
commencé en Occident et que l’égalité des sexes y a considérablement progressé
même si le combat n’est pas achevé.
Au demeurant, le corps des femmes en tant qu’objet sexuel
et instrument de procréation a toujours constitué un enjeu de pouvoir dans à
peu près toutes les civilisations, l’Occident ne faisant pas exception.
Et le mouvement féministe s’est heurté tout autant aux
religions dans leur ensemble qu’au pouvoir politique non religieux.
La laïcité en France s’est d’ailleurs instaurée dans un
paradoxe historique : au motif que l’Eglise catholique était réputée avoir une
forte emprise sur les femmes, nombre de Radicaux promoteurs des lois laïques,
étaient par ailleurs opposés au droit de vote des femmes.
L’émancipation des femmes n’était pas conçue comme partie
intégrante de l’émancipation des individus pourtant objet du principe laïque
universel.
Il n’en reste pas
moins que l’esprit de la lutte féministe de « libération », d’émancipation,
d’autonomisation, relève pleinement du principe laïque de libre pensée et de
libre disposition de son corps pour tout individu.
Ce n’est pas un hasard si au début des années 60, le
mouvement du Planning familial a inscrit dans ses statuts le principe de
laïcité comme consubstantiel à son combat.
Et ce n’est pas un
hasard non plus si depuis quelques mois,
une lutte « intersectionnelle » regroupant « décoloniaux », « féministes
islamiques », multiculturalistes et islamo-gauchistes, s’organise pour réclamer
la suppression de cette clause de laïcité dans les statuts de l’organisation.
Car oui,
évidemment, la domination des femmes est aujourd’hui un élément essentiel de
l’offensive islamiste.
Et il est ainsi piquant d’entendre certains politiciens
qui ne se sont guère illustrés dans la défense des droits des femmes par le
passé, les revendiquer aujourd’hui haut et fort pour des raisons purement
tactiques dans leur opposition aux islamistes.
Quoi qu’il en
soit, la charia institue objectivement la domination des femmes par les hommes
à travers nombre de ses préceptes, le plus visible étant le voilement, d’autant
que les islamistes en ont fait l’étendard de leur offensive.
Chacun sait pourtant que toutes les religions
monothéistes, dans leur acception rigoriste originelle, imposent le voile aux
femmes comme le dit l’apôtre Paul (1ère épître aux Corinthiens V.11) en double
signe d’impureté et de soumission aux hommes.
Mais en s’appropriant en quelque sorte ce signe
universel, les islamistes rappellent en
outre que leurs femmes leur appartiennent et sont destinées aux hommes
musulmans exclusivement.
- Vous consacrez
plusieurs pages aux défis auxquels fait face la démocratie libérale
aujourd’hui. En quoi cette problématique est-elle liée à la laïcité ?
La démocratie est une construction proprement humaine qui
parie sur la capacité des humains à supporter l’incertitude, c’est-à-dire à
être libres, à donner sens à leur vie par leurs seules actions.
Elle se réalise au
jour le jour, se construit non pas en référence à un absolu fantasmé mais à une
relation du plus au moins satisfaisant.
Pas de parousie à l’horizon de l’humanité, pas de projection
eschatologique illuminée, mais des avancées et des reculs et toujours la
nécessité d’innover, d’inventer des méthodes prosaïques pour répondre au mieux,
c’est-à-dire le moins mal possible, aux nouveaux défis de l’époque et aux
nouvelles demandes sociales.
La démocratie « libérale », c’est cette « démocratie des
Modernes » qui se fonde sur la fiction de l’individu libre.
Le choix est donné à chacun en supposant qu’il
s’exprimera librement, mais la liberté de pensée de chacun est conçue également
comme étant perfectible et s’accroissant au fur et à mesure que les conditions
matérielles et morales de cette
expression du libre choix s’améliorent (notamment grâce à une éducation
émancipatrice)… ou à l’inverse régressent dans d’autres types de contextes.
Car la démocratie
n’est jamais acquise définitivement et l’individualisme est une réalité
ambivalente.
Il existe un individualisme « négatif » (égoïste,
consumériste, jaloux, « identitaire », revanchard et du ressentiment) qui peut
choisir la servitude volontaire, se soumettre à des communautés et à des modes
qui finalement tendent à défaire la démocratie.
En revanche,
l’individualisme émancipateur, de l’autonomie et de la libre conscience, de
l’esprit logique et critique, permet de lutter contre les conformismes
oppressifs et les séparatismes communautaires religieux ou autres, et renforce
la démocratie.
Cette double
notion de responsabilité et de liberté individuelle qui fonde la démocratie
moderne est une source commune au principe laïque qui lutte contre les emprises
sur les esprits et les corps.
Si Dieu s’est retiré du monde sans en achever la
création, comme le pensent les juifs, et que les hommes sont maîtres de leur
destin et responsables de l’amélioration du monde, la foi ne relève que du
privé et croyants et incroyants peuvent œuvrer ensemble à l’amélioration de la
société et à l’émancipation individuelle de chacun.
Laïcité et
démocratie sont donc sœurs jumelles de la modernité.
Alors, pour entrer
dans ce cadre démocratique et laïque, l’islam doit se réformer comme a dû le
faire le catholicisme en son temps.
C’est ce que le
totalitarisme islamiste cherche à empêcher à toute force, représentant
aujourd’hui l’ennemi principal et de la démocratie et de la laïcité.
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