mercredi 27 mars 2019

Décadence

Nous ne sommes pas en crise, mais en décadence.
Par Jean-Luc Marion - 26/03/2019 .

Voici une retranscription des huit premières minutes de cet exposé prononcé en septembre 2014 sur la chaîne KTO en partenariat avec l’Académie catholique de France.
«Il y a un discours de la crise qui présuppose que la crise dure dans le temps et qu’elle s’étend universellement dans l’espace.
Or ces deux injonctions ne correspondent pas à la réalité et même se contredisent l’une l’autre.


 Depuis 1974, me semble-t-il, nous parlons de crise.
Nous nous demandons : que se passera-t-il quand le litre d’essence dépassera  un euro ? Rien.

Que se passera-t-il quand le chômage dépassera la barre du million ou des deux millions ou des trois millions ? Rien.

Que se passera-t-il lorsque la crise des subprimes ou la crise de la bulle financière éclateront ? D’une certaine façon, rien.

Extraits du livre de Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du moyen âge :

 Rien d’autre que ce qui se passait avant. Depuis 30 ans, 40 ans, nous sommes dans la crise.

Nous n’en voyons pas le bout. Comme disait le président Mitterrand, contre le chômage, on a tout essayé, rien n’est réussi.

Comme disent les responsables politiques, finalement, je n’y peux rien.
Et comme disait le président Queuille, remis à la mode par le président récent,  il n’y a aucun problème que l’absence de solution finisse par faire disparaître.

C’est la décadence qui dure               

Les Romains de la décadence, peinture académique de Thomas Couture, 1847. « Enrichis par leurs conquêtes militaires, les généraux romains ont ramené chez eux des esclaves, et leur épouses, libérées des tâches domestiques, s'émancipent ; elles se fardent et se conduisent parfois comme des courtisanes. » référence iconographique

C’est-à-dire que la crise dure.
Or, le concept de crise – la krisis des Grecs – vient contredire cette possibilité que la crise dure.

Krinein, c’est décider, c’est choisir, c’est introduire la césure, c’est que ça casse.

Au contraire, nous ne sommes pas en crise puisque, d’après le discours universel répandu par toutes les élites supposées, la crise dure.
Elle devient un état permanent.

Il faut donc dire que nous ne sommes pas en crise, que nous sommes justement dans un tel état de longue indécision, de longs non-choix, dans la continuité plate d’une absence de crise, comme on parle d’encéphalogramme plat.

Nous n’avons aucune crise parce que nous n’avons aucune prise sur la réalité de quelque pouvoir que ce soit. Nous sommes incapables de décider, incapables de choisir.

Nous ne sommes pas en crise ; nous sommes en décadence.

C’est la décadence qui dure.
Précisément parce qu’aucune crise ne vient la briser, la faire se diriger, se rediriger.

La décadence n’est pas en crise, elle dérive, elle suit son cours au fil de l’eau, comme une épave flottante immergée jusqu’à plat-bord, mais pas encore submergée – on pourrait presque le regretter.

La décadence nous fait dériver, le nihilisme nous réduit à ne rien pouvoir.

C’est parce que l’homme fixe des valeurs qu’il détruit les choses

Qu’est-ce que le nihilisme ?

Si nous sommes incapables de décider, c’est parce que nous sommes confrontés, non pas aux choses, mais à des valeurs.

Que n’entend-on souvent le terme de valeur ?
 Les gens se battent pour des valeurs, veulent que leurs valeurs triomphent.

Mais qu’est-ce qu’une valeur ?          

Une valeur, par définition, est ce qui se dévalorise.
Elle se dévalorise par le simple fait qu’elle apparaît comme une valeur.
Car la valeur suppose toujours une évaluation, une valorisation comme on dit en bourse.

C’est-à-dire que la valeur n’a pas de valeur en soi. La valeur est toujours par un autre.
 Elle est une chose aliénée en un objet comme l’objet est un objet aliéné dans sa valeur.

 La valeur sombre sous le coup du nihilisme, non pas du tout parce qu’on la dévalue, parce qu’on la sous-évalue, mais bien plus profondément parce qu’on l’évalue, ne serait-ce qu’à sa juste valeur.

Mais la juste valeur d’une valeur ne repose pas sur la chose elle-même.
Elle suppose la chose déjà soumise à un évaluateur.
Et l’évaluateur par excellence, le maître de la valorisation, c’est l’homme.

 C’est précisément parce que l’homme fixe des valeurs – ses valeurs, comme il dit stupidement, fièrement – que l’homme détruit les choses.
 Il les consomme au moment même où il les établit.

L’homme n’a lui-même d’ailleurs aucune valeur, étant la source unique des valeurs.
D’où la rationalité, après tout, de cette contradiction de l’homme nihiliste.

D’une part, rien n’échappe à son entreprise de valorisation – c’est-à-dire de nihilisme.
Par là même, lui même ne peut pas s’établir autrement que comme un évaluateur qui, en tant que tel, source de toute valeur, n’en est pas une et, donc, ne vaut rien.

Les choses sont dissoutes dans la croissance                 

Il n’y a pas de crise en temps de nihilisme.
Il y a l’éternel recommencement de la décadence par la valeur.
L’éternel retour du semblable.
La décadence dans la croissance ?
Mais bien sûr !

Car la croissance – la croissance qu’on appelle de ses vœux pour sortir de la crise, comme on dit sans penser à ce qu’on dit – la croissance n’est finalement la croissance de rien.

Il s’agit de faire de la croissance, avec tout, avec n’importe quoi.

En transformant n’importe quoi en quoi ?
En valeur ajoutée.
C’est-à-dire que les choses sont en quelque manière dissoutes dans la croissance, indifférente et neutralisante.
Il faut faire de la croissance avec n’importe quoi.
C’est d’ailleurs pourquoi la Commission de Bruxelles demande d’intégrer maintenait dans le calcul du PIB toutes les économies parallèles, c’est-à-dire en clair, l’économie de la drogue et l’économie de la prostitution.

La valeur n’a pas d’odeur et on en fait avec n’importe quoi.
L’accroissement justifie tout.
Voilà la définition du nihilisme.
Voilà la définition de la décadence.
Et c’est justement parce que nous ne sommes pas en crise que nous sommes en décadence.

Il reste à savoir qui pourrait sortir de la crise ou plutôt qui pourrait sortir de la non-crise qui provient de l’absence de décision.

Il faudrait rompre avec la croissance, avec la décadence de la croissance.

Il faudrait rompre avec la volonté de puissance qui ne cherche qu’à s’affirmer elle-même.
 Il faudrait choisir autre chose que la propre croissance de ma volonté d’évaluation.
Il faudrait ne pas vouloir simplement la croissance de soi-même, par soi-même, pour soi-même, qui est précisément la définition de la décadence.
 Il faudrait pour cela vouloir une autre volonté que la sienne propre (…)

Entrons dans la crise pour sortir de la décadence.»

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- Né en 1946, membre de l’Académie française, le philosophe Jean-Luc Marion appartient à la tradition de la phénoménologie française.

Professeur à l’Université de Chicago, où il a succédé à Paul Ricoeur, il a longtemps enseigné à Poitiers, à Nanterre, à la Sorbonne et à La Catho.
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Décadence : nom féminin - Acheminement vers la ruine.
Tomber en décadence.
Synonymes : chute, déclin

Description : Le concept de décadence renvoie parfois à la Rome antique et concerne alors la chute de l'Empire romain d'Occident, parfois à l'Empire ottoman.
Le terme vient du latin cadere et est un doublet savant de « déchéance ».
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Par valorisation, (d'un élément matériel ou immatériel) on peut entendre :

- un processus de détermination de la valeur d'un objet, d'un actif, d'une entité. L'objectif est d'établir un prix.
- un processus visant à améliorer la valeur de cet objet, actif, entité : on parle alors de "valoriser" un bien immobilier, un patrimoine, des sous-produits, des déchets.
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En 2018, Wall Street a battu un record de longévité à la hausse.
Pendant 3 453 jours, il n'y a eu aucun choc à la bourse.

La dernière fois que ce record avait été établi, début 2000, la bulle internet éclatait le lendemain...  

Une bulle éclate quand disparaît l'illusion que ce qui valait de plus en plus cher peut encore prendre de la valeur.
Or l'indice S&P500, qui rassemble les valeurs des 500 plus grandes sociétés américaines a augmenté de... non pas 100 ni 200, mais 343% depuis 2010.

Les arbres ne montent pas au ciel...

Cela peut-il encore grimper?  C'est là que les financiers se divisent en deux catégories. Les taureaux, et les ours.  

Voici ce que dit un ours... rencontré cet été à New York lors d'une conférence censée donner le ton des 6 prochains mois.    






                  

1 commentaire:

  1. Bonjour.Pas assez de cerveau pour prendre le temps d'essayer de tout comprendre. Juste un humble ouvrier jardinier qui aimerait gagner un peu plus et ne pas avoir à travailler avec des matières toxiques pour que les fleurs soient belles et ... commestibles... et pouvoir en offrir

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