Par André Larané – 09/07/2019.
Naissance d’une
nation multiple et divisée.
Jérôme Fourquet est connu des téléspectateurs français
pour ses analyses électorales et sociologiques, en qualité de directeur du
département Opinion à l’IFOP (organisme de sondage).
Dans L’Archipel français (Seuil, mars 2019, 384 pages, 22
euros), il montre que la France homogène du dernier millénaire a laissé place à
un pays profondément hétérogène, avec déjà un cinquième des naissances dans des
familles issues de l’immigration musulmane et africaine.
C’est une réalité
irrévocable qu’il importe de prendre en considération.
Les partis
politiques le font-ils ? Ils en sont loin...
C’est la deuxième révélation de Jérôme Fourquet : la fin
de l’affrontement droite-gauche par lequel les citoyens de toutes les classes
sociales s’efforçaient depuis deux siècles d’apporter une solution aux grands
enjeux de l’heure.
Jérôme Fourquet - directeur du département Opinion à
l’IFOP (organisme de sondage).
À cette opposition traditionnelle a succédé une
opposition de classe avec un bloc dominant et un bloc protestataire.
- Le premier, à cheval sur les anciennes droite et
gauche, réunit les gagnants de la mondialisation et les bénéficiaires de
revenus fixes (retraités) ;
- le second réunit les perdants de la mondialisation et
tous les citoyens qui préfèrent un renforcement des solidarités nationales à
une mise en concurrence de tous contre tous…
Le christianisme
de retour dans les catacombes.
Jérôme Fourquet
décrypte la société française du XXIe siècle sous plusieurs angles : religieux,
ethnique, social et électoral.
Côté religieux, il fait un premier constat :
- la déchristianisation du pays est arrivée à son terme.
Les confessions chrétiennes ne structurent plus la
société et les mœurs comme c’était encore le cas au milieu du XXe siècle.
Ainsi, « la montée
en puissance de phénomènes aussi distincts que la crémation, le tatouage ou
l’animalisme et le véganisme ne doivent pas être analysés comme de simples
phénomènes de mode, mais comme les symptômes d’un basculement
civilisationnel et anthropologique majeur.
Au travers de ces nouvelles pratiques, des pans entiers
du référentiel judéo-chrétien, qu’il s’agisse du rapport au corps ou de la
hiérarchie entre l’homme et l’animal, apparaissent comme battus en brèche et
obsolètes. » (15) [NB : les numéros entre
parenthèses indiquent la page du livre].
En 2012, le taux
de baptisés était de 88% chez les plus de 65 ans et n’était plus que de 65%
chez les 18-24 ans.
La
déchristianisation apparaît plus brutale encore dans l’évolution du nombre de
prêtres. Ils étaient 25 000 en 1990 et ne sont plus que 12 000 en 2015.
Plus anecdotique, la diversification des prénoms est
néanmoins très représentative de ce phénomène :
« De 1900 à 1945, le nombre de prénoms différents donnés
chaque année est demeuré remarquablement stable, avec en moyenne une palette de
2000 prénoms. (…)
Le phénomène s’est ensuite emballé avec le franchissement
de la barre des 8000 prénoms différents au milieu des années 1990, puis 10000
en 2001 et 12000 en 2005… » (88).
En 1900, une petite fille sur 5 était prénommée Marie.
Dans les années 1940-1960, par une première prise de
distance avec la tradition, on a vu se multiplier les prénoms composés à partir
de Marie (Marie-Hélène…).
Aujourd’hui, les uns et les autres sont
ultra-minoritaires !
Le défi du
multiculturalisme
Dans L’Archipel français, Jérôme Fourquet porte une
grande attention aux choix des prénoms tels que reflétés par le fichier de
l’INSEE.
Il a mené en particulier un travail inédit sur le
pourcentage de garçons portant un prénom arabo-musulman parmi l’ensemble des
nouveaux-nés mâles, année après année, depuis 1900.
C’est « un indicateur robuste lorsqu’il s’agit d’évaluer
le poids des personnes d’ascendance arabo-musulmane dans l’ensemble d’une
classe d’âge. (…)
La trajectoire de cette courbe est des plus
impressionnantes et montre de manière très nette l’une des principales
métamorphoses qu’a connues la société française au cours des dernières
décennies : alors que la population issue de l’immigration arabo-musulmane
était quasiment inexistante en métropole jusqu’au milieu du XXe siècle, les enfants portant un prénom les
rattachant culturellement et familialement à cette immigration représentaient
18,8% des naissances en 2016, soit près d’une naissance sur cinq » (136).
On note sur la courbe en question que la barre des 2% a
été symboliquement franchie en 1964, deux ans après la fin de la guerre
d’Algérie, avec l’arrivée de travailleurs et aussi de réfugiés (harkis).
La proportion de 18,8% relevée parmi les naissances de
2016 est très supérieure au taux de personnes qui se définissent comme
musulmanes ou d’ascendance musulmane, lequel varie de 6 à 8% selon les enquêtes
récentes.
Mais il est à souligner qu’elle caractérise seulement les
naissances « musulmanes » en 2016.
Ces naissances sont plus nombreuses d’année en année du
fait du flux d’immigration et d’une plus forte fécondité des femmes issues de
cette immigration.
Notons aussi, ce qu’omet Jérôme Fourquet, que parmi ces
enfants qui portent un prénom « arabo-musulman », de plus en plus sont aussi
issus de l’immigration sahélienne (Sénégal, Mali, Niger…).
La conclusion est tirée par l’auteur lui-même :
« Dans cette
France qui vient, la part de la population issue des mondes arabo-musulmans
représentera mécaniquement, du fait du renouvellement des générations, un
habitant sur cinq, voire sur quatre, si la tendance haussière observée depuis
le début des années 2000 se poursuit.
On mesure à la lecture de ces chiffres que la société
française est devenue de facto une société multiculturelle, et que notre pays
ne connaîtra plus jamais la situation d’homogénéité ethnoculturelle qui a
prévalu jusqu’à la fin des années 1970.
Il s’agit là sans
conteste d’un basculement majeur, et sans doute la cause principale de la
métamorphose qui se produit sous nos yeux et aura (a déjà) des conséquences
profondes » (140).
Mais parallèlement, le sociologue observe un repli
communautaire très net et une réislamisation depuis le début des années 2000.
Ce qui trouble le
plus Jérôme Fourquet est le renforcement de l’endogamie (mariage entre soi)
dans les populations issues de l’immigration turque, maghrébine et sahélienne
(à l’exclusion de l’immigration asiatique), cette endogamie ethno-religieuse
étant même facilitée par les sites de rencontre communautaires !
Le sociologue
croit observer que les jeunes femmes
tentent d’y échapper en fuyant les quartiers à trop forte concentration
musulmane pour des quartiers plus « français » où elles pourront vivre selon
leur choix.
Si l’endogamie et le repli communautaire se renforcent,
Jérôme Fourquet en voit la raison dans le fait que « l’arrivée régulière de membres de la communauté d’origine favorise
toujours la persistance des mariages endogames et contribue à maintenir le
groupe dans le bain culturel du pays d’origine » (179).
Toulouse est pour Jérôme Fourquet un excellent
observatoire de la fracturation ethno-sociale du pays.
Cette agglomération est la plus dynamique de France avec
le plus gros site industriel (Airbus, 11500 salariés), dix mille chercheurs,
cent dix mille étudiants, le 2e CHU (centre hospitalier universitaire) du pays
etc. etc.
Mais c’est aussi
la ville du tueur Mohamed Merah et du Mirail, un ensemble « social » de
quarante mille habitants (essentiellement maghrébins) avec 50% de chômeurs chez
les plus jeunes. Le trafic de la drogue est la seule activité qui y prospère en
lien avec la radicalisation religieuse.
À Toulouse comme à Carcassonne, Aulnay… Jérôme Fourquet
montre des quartiers qui échappent au contrôle des autorités, laissant le champ
libre aux délinquants locaux.
Sans prétendre y voir une relation de cause à effet, il
met en regard « l’explosion de la consommation de cannabis avec la non moins
spectaculaire diminution de la consommation d’alcool » !
Pour répondre à la
demande croissante de cannabis (1,4 million de consommateurs réguliers, au
moins dix fois par mois), « toute une économie souterraine du deal s’est mise
en place sur le territoire ».
Elle emploierait pas moins de deux cent mille personnes
(davantage que la SNCF ou EDF !
Amusant : « Toutes choses égales par ailleurs, on
pourrait établir ici un parallèle avec l’ampleur de l’activité du faux-saunage
dans les bocages de l’Ouest au XVIIIe siècle.
Dans ces terroirs pauvres, situés sur les marches de
Bretagne, région non soumise à la gabelle, la contrebande de sel battait son
plein et impliquait une bonne partie de la population locale » (199).
L’école est aussi
le théâtre d’une ségrégation ethnoculturelle de plus en plus poussée, battant
en brèche le discours officiel sur le « vivre-ensemble » (203).
Selon une note de l’INSEE, « si le retard scolaire est
fortement indexé sur le niveau social des parents, la nationalité des élèves
pèse aussi énormément.
On note ainsi que si 11,8% des élèves ayant la
nationalité française avaient au moins un an de retard lors de leur entrée en
6e, la proportion était quasiment trois fois plus importante (32,4%) parmi
leurs camarades étrangers. (…)
Une des raisons expliquant ces piètres performances
réside dans la ségrégation ethnoculturelle qui s’est développée à bas bruit
dans les établissements scolaires français » (208).
Mais qu’y faire ?
François Pupponi, député socialiste et ancien maire de
Sarcelles, cité populaire au nord de Paris, expose le dilemme :
« Soit on impose aux parents de mettre leurs enfants dans
le collège public du secteur, et dans ce cas, ils vont partir et il n’y aura
plus de mixité dans le quartier.
Soit on donne la possibilité de mettre les enfants dans
le privé ou le public.
Le choix de laisser les écoles privées permet à ces
classes moyennes de rester dans ces villes, d’y habiter, de payer des impôts »
(210).
Classe contre
classe
Les enjeux
migratoires sont à l’origine d’une rupture majeure au sein de l’électorat et de
la classe politique.
Cette rupture apparaît en 1983 : grèves, violences dans
les « cités », premier succès du Front national…
L’opinion publique prend soudain conscience de
l’émergence sur son sol de nouvelles populations avec lesquelles il va falloir
apprendre à vivre.
C’est l’origine
d’une rupture qui va traverser la droite et la gauche, avec d’un côté des
classes supérieures qui nient la nouvelle réalité, de l’autre des classes
populaires qui perçoivent le changement et ne s’y résignent pas.
Depuis lors, en
France comme aux États-Unis et ailleurs en Occident, le séparatisme social est
à l’œuvre.
« Les occasions de contacts et d’interactions entre les
catégories supérieures et le reste de la population se raréfient.
De manière plus ou
moins consciente et plus ou moins volontaire, les membres de la classe
supérieure se sont progressivement coupés du reste de la population et se sont
ménagés un entre-soi bien confortable pour eux » (93).
Les catégories populaires vont pour de bon se détourner
de la gauche traditionnelle à la faveur du référendum de 2005 sur le Traité
constitutionnel européen.
Soucieux de solidarité plus que d’ouverture sur l’Europe,
sur l’Autre et sur le Monde, les
ouvriers et employés votent Non respectivement à 74% et 62% contre 38% pour les
cadres supérieures et les professions libérales !
Un abîme sépare
les deux catégories sociales.
Le philosophe Marcel Gauchet confirme cette observation :
« 2005 restera sans doute la base du basculement.
À partir de là, la cassure entre la base et le sommet
devient le cœur de la vie publique.
Elle est le facteur déterminant derrière les deux
échéances présidentielles qui vont suivre » (Comprendre le malheur français,
2016).
Son diagnostic allait se confirmer aussi à l’élection de
2017 et plus encore aux élections européennes de 2019.
Ce basculement a échappé dans un premier temps aux
observateurs.
L’élection présidentielle de 2007 reste, au moins en
apparence, fidèle au clivage gauche/droite.
« Chacun à sa manière, Nicolas Sarkozy Ségolène Royal
avaient su incarner une forme de rupture dans leur camp respectif, ce qui avait
permis au clivage gauche/droite de perdurer », note Jérôme Fourquet.
« Le paysage
électoral et parlementaire était certes organisé autour de la gauche et de la
droite mais, au fond, une fois élu, compte tenu des contraintes économiques et
budgétaires imposées par Bruxelles, une politique assez voisine était menée sur
les grands équilibres » (264).
Le clivage s’est
accentué entre « la France d’en haut et la France d’en bas », selon la
formule lancée par Jean-Pierre Rafarin en 2002.
Il s’est manifesté au sein des partis et en premier lieu
du parti socialiste.
Au sein de
celui-ci, la part des cadres supérieurs et des professeurs est passée de 28% en
1985 à 49% en 2011 !
« Dans nos
réunions internes, on s’engueule pendant deux heures sur la GPA et l’on évacue
le SMIC en deux minutes », déplorait un cadre du parti.
Un des ressorts du divorce entre classes supérieures et
classes populaires est à rechercher dans l’augmentation très significative du
nombre de diplômés de l’enseignement supérieur.
Emmanuel Todd (Après la démocratie) a montré qu’elle
permet désormais aux « éduqués supérieurs » de vivre entre eux et consommer
leur propre culture sans avoir à faire l’effort de s’adresser à la population
dans son ensemble.
Il s’ensuit naturellement aussi un divorce politique :
« Dans les sondages d’opinion portant sur de très
nombreux sujets, la variable aujourd’hui la plus discriminante est ainsi celle
du niveau d’étude plus que le revenu ou la CSP [catégorie socioprofessionnelle]
» (273).
Les signes de
fracture sociale ou « archepélisation » de la société française sont divers :
fin du service national et du brassage social auquel il était associé ;
mutation des colonies de vacances (elles accueillent de moins en moins
d’enfants et tendent à se spécialiser dans des loisirs de luxe) ; les matches de
football, de plus en plus prisés par les classes supérieures, ce qui a pour
effet d’enchérir le prix des places (104) ; les sports d’hiver qui ne
concernent que 8% de la population mais bénéficient d’une incroyable couverture
médiatique.
Les nouveaux clivages
économiques, sociaux et sociétaux ont trouvé en France leur traduction
électorale au premier tour de l’élection présidentielle de 2017.
La droite et la gauche de gouvernement ayant été
laminées, on a retrouvé face à face le représentant d’un centre ni droite ni
gauche, simplement européiste et néolibérale, face à la porte-parole des
sans-voix.
Les élections européennes de 2019 ont renforcé ce face à
face en marginalisant aussi La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui
voulait représenter une alternative de gauche :
« Habitants des banlieues, intellos précaires, jeunes
diplômés peinant à s’intégrer sur le marché du travail, ouvriers et employés
syndiqués, néo-ruraux, la coalition rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon
était donc fort hétéroclite et très diversifiée culturellement, alors que la
stratification éducative segmente puissamment désormais la société française au
plan électoral, Marine Le Pen étant soutenue prioritairement par les moins
diplômés quand Emmanuel Macron recrute au contraire l’essentiel de ses
partisans dans les couches les plus éduquées ».
On comprend mieux
dans ces conditions que l’anomalie mélenchoniste ait été à son tour défaite.
« Ainsi, alors que l’affrontement horizontal entre gauche
et droite perd en lisibilité, l’antagonisme vertical entre la base et le sommet
de la société a été politiquement réactivé lors de ce quinquennat, comme en
témoignera spectaculairement la crise des gilets jaunes » (362).
Et Jérôme Fourquet de qualifier de « bloc
libéral-élitaire » la coalition soudée autour du président Macron et de son
parti, La République en Marche (LREM).
« L’émergence de
ce nouveau parti vient ainsi illustrer de manière paroxystique le phénomène de
la stratification éducative à l’œuvre dans notre société et le développement
d’un entre-soi au sein des couches les plus éduquées.
44% des membres de LREM, soit pratiquement un sur deux,
disposent d’un diplôme de niveau grande école, doctorat ou master 2, et 66%
d’un niveau égal ou supérieur à la licence, cette proportion n’étant que de 16%
dans la population française » (368).
Le sociologue conclut sa réflexion en s’interrogeant sur
la capacité des Français à renouer les fils et retisser la société.
On n’y arrivera certainement pas en continuant d’opposer
les hérauts de « l’ouverture » aux partisans du « repli » (simplement inquiets
de la disparition de la solidarité nationale et de leur propre disparition).
Culture générale
et complotisme
Jérôme Fourquet note à travers les sondages l’adhésion
très forte des jeunes générations à des thèses complotistes farfelues, du genre
: « certaines traînées blanches laissées par les avions sont composées de
substances chimiques délibérément répandues pour des raisons secrètes ».
34% des 18-24 ans y adhèrent contre 7% des 65 ans et plus
!
Même rupture générationnelle sur l’éventualité que les
vaccins comportent plus de risques que de bénéfices…
Son explication ne manque pas de nous interpeller sur les
« progrès » du système éducatif avec 80% de bacheliers dans les jeunes
générations :
« Il est frappant de constater que ces thèses sont
systématiquement et quasiment à l’unanimité réfutées par les personnes âgées de
65 ans et plus. Socialisés et instruits durant les années 1950 et 1960, ces
individus semblent disposer d’une culture scientifique de base fournissant de
solides anticorps à ce type de croyances » (84).
Faut-il croire que
« c’était mieux avant » ?
On peut aussi penser que l’abandon des fondamentaux
scolaires (goût de la lecture, envie d’apprendre, rigueur de l’orthographe…) au
profit de l'image et du tweet détournent de la réflexion critique et font en
définitive le jeu de la classe dominante issue des grandes écoles.
André Larané
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