le moins possible.
Par La France-pittoresque
(Extrait de « Hommes et choses. Alphabet des passions et
des sensations.
Esquisses de mœurs faisant suite au petit glossaire »
(Tome 2), paru en 1850)
Promesses électorales. Image d’Épinal de la
série Le Bulletin de Vote du père François parue dans le Supplément
du Figaro du 30 mars 1889
Témoin et acteur des bouleversements politiques de son
temps, préhistorien, Jacques Boucher de Perthes, l’un des fondateurs de sa
discipline et dont la Société d’anthropologie de Paris dira qu’il fut en toutes
choses un initiateur, nous livre en 1850 sa vision sans concession et sans
illusion d’un gouvernement, raillant plus particulièrement la démocratie :
Jacques Boucher de Perthes.
Gravure (colorisée) du temps de la bibliothèque d’Abbeville
« La seule
différence du despotisme à cette liberté nouvelle, c’est qu’ici la masse est
sacrifiée à l’égoïsme ou à l’insouciance d’un seul, et que là elle l’est à
celui de quelques-uns »
Comment se fait-il
que depuis le commencement du monde, après tant de méditations, d’essais, de
livres et de paroles, on n’ait pas pu trouver un moyen, même passable, pour
conduire les hommes et les rendre heureux, et ceci, pas plus chez un grand
peuple que dans un couvent de capucins ?
Le vote. Image d’Épinal de la
série Le Bulletin de Vote du père François
parue dans le Supplément du Figaro du 30 mars 1889
parue dans le Supplément du Figaro du 30 mars 1889
Vous, par exemple,
mes chers compatriotes, vous avez passé, depuis 1790,
- par toutes les
nuances de gouvernements réputés possibles ;
- vous avez essayé
de tout :
- royauté pure, royauté constitutionnelle, royauté
républicaine, république, convention, terreur, directoire, consul, empereur,
roi légitime, roi philosophe, roi très chrétien, roi citoyen ;
- et pendant chacun de ces règnes, vous avez changé vingt
fois de ministres et tout autant de systèmes.
En résultat, où a
été le bénéfice pour la majorité ?
Le musée Boucher de Perthes à Abbeville - Emmanuelhammel
—
Qu’y a gagné la
masse ?
Vous avez déplacé la misère et peut-être les vices :
celui qui était pauvre est devenu riche, celui qui était riche est devenu
pauvre.
Mais, encore une fois, qu’y a gagné la nation en aisance
et en moralité ?
Y voyez-vous un pauvre de moins et un honnête homme de
plus ?
Vos nobles étaient corrompus, aujourd’hui ce sont vos
bourgeois.
Votre peuple était superstitieux et fanatique,
aujourd’hui il est ivrogne et turbulent.
Il tuait un homme parce qu’il était protestant, il le
tuera aujourd’hui parce qu’il est républicain ou henriquinquiste.
En résumé, il n’y a pas moins de misère, pas moins de
débauches, pas moins de vices, pas moins de préjugés, pas moins de crimes, pas
moins de turpitudes qu’avant 1790 ;
- et si nous ajoutons que vous avez plus d’impôts,
- plus de charges de toute nature et la conscription qui,
à elle seule, vous coûte plus que la corvée, la dîme, la gabelle, le servage et
l’esclavage ; si, avec toutes ces choses, il est de fait que vous n’êtes pas
plus riches, plus instruits, plus prévoyants, plus moraux, plus sains de corps
et d’esprit, en un mot, plus heureux moralement et physiquement que vous ne
l’étiez jadis, je vous demanderai, pour la dixième fois :
- quel profit
avez-vous donc fait, et qu’avez-vous gagné à vos révolutions ?
Si vous ne pouvez
le dire, comment voulez-vous que ce peuple le sache ?
Il n’entend rien à
vos démonstrations bavardes, à vos combinaisons stériles.
Ce qu’il
entendrait, c’est un résultat ; et ce résultat, pour lui, est du travail tous
les jours, et du travail qui le fasse vivre tous les jours aussi : c’est du
pain qu’il veut, et du pain assuré.
Or, ce travail ou ce pain, car l’un doit représenter
l’autre, l’a-t-il, ou comptez-vous le lui donner ?
S’il ne l’a pas, si vous n’avez pas encore trouvé le
moyen de le lui faire avoir, vous n’êtes donc pas plus avancés que le premier
jour ; et toutes vos améliorations prétendues, tous vos soi-disant progrès ne
sont que déceptions et mensonges.
« – Mais l’industrie, mais le commerce sont prospères, me
répondrez-vous ; voyez nos produits et comparez-les à ceux de l’autre siècle.
II ne s’agit pas
de produits, il s’agit d’hommes. »
Je vous dirai, moi : voyez ces hommes, voyez ce qu’ils
étaient et voyez ce qu’ils sont.
Visitez vos villes
dites industrielles, entrez dans les ateliers : qu’y trouvez-vous ?
Une race pâle, hâve, décharnée, mourant de consomption et
de rachitisme, êtres étiolés que cette industrie que vous vantez saisit en
naissant pour les accoler à toutes les misères, à tous les vices et à toutes
les infirmités humaines.
Oui, vos étoffes ont gagné, j’en conviens ; elles sont
plus fines et plus belles. Mais votre population, osez dire qu’elle s’est
embellie, qu’elle s’est civilisée, qu’elle est plus robuste, plus saine, plus
vivace qu’elle n’était !
Ce peuple riche,
ce peuple fort, ce peuple d’hommes que vos institutions dites libérales
devaient produire, où est-il donc ?
Je le cherche en
France, je le cherche en Europe ; je le demande à tous, et c’est en vain.
Je vois bien, de loin à loin, quelques masques dorés,
puis quelques corps bien gras et regorgeant de plénitude et de santé, mais ce
n’est pas un sur cent, pas un sur mille.
Ce que partout j’aperçois, ce sont des groupes de
mendiants que la faim décime au bruit de la voix des sophistes.
« – Mais ce peuple était serf, il est libre ; il était
soumis au bon plaisir, il ne l’est plus qu’à la loi ! »
Le bon plaisir qui
nourrit vaut-il moins que la loi qui dévore ?
Et si, depuis soixante ans et sous tant de régimes, cette
loi dévore toujours ; si toujours l’état de ce peuple est la pauvreté même ; si
sa santé, sa moralité, son bien-être présent ou à venir ne sont rien dans vos
codes ; si vous ne lui offrez enfin aucune garantie contre la faim et contre
lui-même, c’est-à-dire aucune certitude de vivre et de vivre honnêtement, quel
intérêt peut-il prendre à vos lois ou à un gouvernement qui ne le rend ni plus
heureux ni moins vicieux ?
Pourquoi
voulez-vous qu’il l’aime, qu’il le respecte, qu’il l’étudie, qu’il le conçoive
?
Comment prétendez-vous qu’il ne le renverse pas au
premier caprice ?
Eh ! qu’importe à ce maçon, à ce couvreur, à ce cocher de
fiacre, à cet ouvrier de fabrique, à ce matelot, à ce laboureur, que vous ayez
un roi ou un empereur, qu’il s’appelle roi de France ou roi des Français, qu’il
règne d’après une charte ou selon sa fantaisie ?
En quoi la
différence des régnants le touche-t-il ?
Que ce soit l’un
ou l’autre, en aura-t-il, lui pauvre ouvrier, plus d’aisance ou plus de liberté
?
En est-il moins valet, en est-il moins soldat ?
En végètera-t-il moins dans sa mansarde ou dans vos
ateliers ?
En mourra-t-il moins de misère ou d’ivrognerie ?
« – Mais cette pauvreté et cette corruption de la masse
sont une nécessité : partout où il y a beaucoup d’hommes, il y aura beaucoup de
pauvres et de vagabonds.
C’est la conséquence naturelle de la vie en société et de
la civilisation ; c’est la suite de l’entassement des populations dans les
villes. »
Alors, démolissez vos villes et renoncez à la
civilisation, car elle serait pire que la barbarie.
Mais ce n’est pas ce que je vous conseille.
Non, la cause du
mal n’est pas là : la terre est assez grande pour ses habitants, et l’Europe
assez fertile pour faire vivre tous les siens, pour les rendre tous riches et
heureux.
Savez-vous pourquoi, sous vos institutions si savamment
élaborées, sous vos dix gouvernements tous reconnus parfaits par leurs auteurs,
la masse est constamment restée si abjecte et si malheureuse ?
C’est que les intérêts de cette masse n’y ont jamais été
pris en sérieuse considération, c’est que vos législateurs ont songé à tout,
hors à sa moralisation ; c’est qu’il n’y a pas dans vos codes un seul mot qui
assure du pain à celui qui n’en a pas, ni même qui lui ouvre la voie d’en
gagner.
Et pourtant ne devrait-ce pas être la première
préoccupation de tout législateur ?
Tirer de l’homme
le plus possible en lui rendant le moins possible, voilà l’esprit, l’intention,
le but plus ou moins mal déguisé de toutes les constitutions, chartes, codes,
contrats, en un mot, de tous les gouvernements, y compris même ceux que vous
nommez démocratiques.
La seule
différence du despotisme à cette liberté nouvelle, c’est qu’ici la masse est
sacrifiée à l’égoïsme ou à l’insouciance d’un seul, et que là elle l’est à
celui de quelques-uns.
La propriété doit être l’une des bases fondamentales de
toute constitution, c’est ce qu’on ne saurait mettre en doute.
Que cette propriété soit représentée par le propriétaire,
rien de plus juste encore.
Que celui-ci soit appelé à faire les lois, de préférence
à bien d’autres, je n’y vois aussi rien que de très logique, parce que celui
qui a sa fortune faite présente plus de garantie que celui qui veut la faire.
Ainsi, tout est bien jusque là.
Mais ce qui l’est
moins, c’est qu’oubliant trop souvent qu’il est le représentant de tous, il
songe beaucoup à lui et assez peu aux autres.
Il en résulte que
si vous analysez les codes des divers peuples européens, vous y verrez que la
loi a moins mission de faire vivre ceux qui sont pauvres que d’enrichir encore
ceux qui sont riches ;
- et quand le législateur propriétaire a tout fait pour
ne jamais mourir de faim, lui et ses enfants, il ne prend aucun souci pour que
les autres n’en meurent pas, parce qu’en effet, sauf un petit nombre de cas,
ces autres étant inutiles à son bien-être, il lui importe peu qu’ils vivent ;
- et c’est précisément pourquoi, parmi tant de savantes
constitutions, il n’en est pas une seule qui garantisse la vie du grand nombre.
Néanmoins, cette constitution, cette charte, qui ne
confère rien au peuple, qui ne lui ouvre aucune voie de gagner quelque chose,
s’arroge le droit de prendre sur ce que ce peuple parvient à gagner sans elle.
Elle fait plus, elle s’empare de ce peuple lui-même, elle
l’arrache à sa famille, à son atelier, à sa liberté ; elle le fait soldat et le
fait égorger pour la défense d’intérêts qui ne sont pas les siens, c’est-à-dire
d’un territoire où il ne possède rien et d’un gouvernement qui ne le protège ni
ne le nourrit.
La plupart des
chartes humaines peuvent donc se résumer ainsi :
« Les deux tiers
de la nation travailleront pour défendre, nourrir et enrichir l’autre tiers.
Le tiers nourri, défendu et enrichi ne doit rien aux deux
autres tiers.
Il n’est responsable ni de leur moralité, ni de leur
bonheur ni de leur vie. »
En indiquant le tiers, j’ai pris l’acception la plus
large, car il est de fait que chez la grande majorité des nations, ce n’est pas
le tiers qui prospère aux dépens des deux autres, c’est le dixième, c’est le
vingtième.
Analysez et commentez vos lois européennes et pesez-en
les conséquences, voyez ce qui est, non dans les discours de vos rhéteurs, mais
dans la réalité des choses, et comptez le nombre des heureux et des malheureux,
des pauvres et des riches ; comptez-les chez vous, comptez-les partout, et
dites en conscience si j’exagère.
J’en reviens donc encore à ces conclusions : ce que nous
nommons gouvernement ou administration n’est, de fait, ni l’un ni l’autre, mais
l’exploitation de la majorité par la minorité.
Dès lors, de tous les gouvernements européens aujourd’hui
existants, il n’en est aucun qui intéresse essentiellement la multitude, par la
raison que dans tous la masse souffre, et que le nombre des malheureux n’est
pas moindre dans ce qu’on appelle un bon gouvernement que sous celui qu’on
nomme un mauvais.
Conséquemment, les prétendues améliorations qui ont eu
lieu dans les institutions européennes depuis soixante ans, n’ayant donné ni
plus de travail, ni plus d’aisance, ni plus de moralité, ni plus d’avenir, ni
plus de lumière, ni plus de liberté au peuple, ces améliorations n’existent pas
de fait ; et, de même que l’oiseau dans sa cage, nous avons fait beaucoup de
mouvements sans avancer d’un pas.
Si la civilisation consiste à écarter de l’humanité
l’ignorance, le vice et la pauvreté, cette civilisation n’existe donc
réellement point en Europe où la très grande majorité des individus est pauvre,
ignorante et vicieuse.
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